Au début de mon parcours professionnel, j’étais influencé par l’esprit rationnel qui dominait le monde biomédical où seuls les éléments objectifs ont droit de cité. Mais progressivement, mes points de vue au contact du vécu associé à ma pratique se renouvelaient et je construisais ainsi un rapport différent aux choses et aux êtres. Face à cette mutation, je découvrais un être humain plus complet sollicitant chez moi de nouvelles interrogations : Qu’est-ce que l’humain ? Quel sens donner à la vie ? Comment soigner la présence à la vie ? Habituellement, la notion de présence concerne surtout la relation à autrui et à l’environnement, mais la nature de présence évoquée ici est une présence à soi, à partir d’un contact conscient avec l’intériorité du corps grâce à une perception affinée capable d’explorer l’intériorité vivante du corps.
Cette évolution s’est faite progressivement. C’est en tant qu’ostéopathe que j’ai exploré la vie interne tissulaire. Pour être plus précis et pour comprendre l’origine de la fasciathérapie, il convient de distinguer deux sortes d’ostéopathie, l’une dite « structurelle » que de nombreuses personnes connaissent lorsqu’elles se font manipuler le dos. Notons d’emblée que cette forme d’ostéopathie ne se limite pas à la manipulation vertébrale, elle a aussi une action sur le système nerveux autonome et périphérique et s’avère bénéfique sur un grand nombre de troubles fonctionnels, tels que des troubles viscéraux, des maux de tête, par exemple… Dans le contexte de l’ostéopathie structurelle le geste effectué est interventionniste et ne prend pas nécessairement en compte la force interne comme source de résolution.
L’autre forme d’ostéopathie, appelée « fonctionnelle », agit en priorité sur la fonction, plus douce et non manipulative, elle invite le praticien à se mettre au service de la force d’autorégulation qui anime le corps du patient. Après avoir pratiqué les deux formes d’ostéopathie durant quelques années, j’optais pour l’ostéopathie fonctionnelle que je considérais plus respectueuse de la vie interne du corps et de la personne. J’ai ainsi progressivement renoncé à pratiquer les techniques manipulatives pour m’intéresser à l’écoute du corps intérieur.
C’est ainsi grâce à l’ostéopathie fonctionnelle que j’ai appréhendé les mécanismes d’autorégulation liés à l’animation interne tissulaire.
Mon attachement à l’ostéopathie tient au respect que je porte au processus créatif développé par ses fondateurs même si aujourd‘hui je remets en partie en question ces théories.
Dans sa biographie, le Dr. Andrew Taylor Still[1] dévoile l’arrière-scène de la naissance de l’ostéopathie qu’il décrit sous la forme d’une métaphore « comme l’éclat d’un soleil, une vérité frappa mon esprit » donnant accès au caractère soudain de sa création et à partir de laquelle il s’engagea dans une recherche besogneuse faite de discipline et portée par un idéal fort. C’est, dira-t-il, « par l’étude, la recherche et l’observation, [que] j’approchai graduellement une science qui serait un grand bienfait pour le monde ».
Sur la base de cette dynamique Still développa ensuite le concept d’une vie dictée par une loi dont l’origine n’est pas conçue par la main humaine, « une loi qui, selon lui, maintient la vie en mouvement », une sorte de « pharmacie de Dieu » qui dépasse le pouvoir inventif de l’homme. En effet, selon Still, « l’homme possède en lui ce qu’aucune pharmacie, ce qu’aucune science ne peut remplacer. »
Comment ignorer également le processus de création de William Garner Sutherland[2] (1873-1954), fondateur de l’ostéopathie crânienne, et qui préconisait une écoute de qualité pour découvrir une vie interne en mouvement qu’il dénomma « le mécanisme respiratoire primaire ». A l’époque, je militais en faveur de l’idée émise justement par cet auteur : « permettre à la fonction vitale interne de manifester sa puissance infaillible, plutôt que d’appliquer une force aveugle venue de l’extérieur ».
On retrouve le même génie créatif chez Rollin Becker[3] (1910-1996) qui s’est mis au service de la capacité naturelle de l’organisme à déployer un principe de résolution grâce à l’écoute du jeu subtil des fascias animés d’un principe de vie.
Ainsi, entre 1980 et 1990, j’adhérais en partie à cette philosophie qui a finalement marqué les débuts de la fasciathérapie. Cependant, mon regard sur la puissance interne d’autorégulation changeait au fur et à mesure que mon expérience de la pratique manuelle sur les fascias se développait. Les paramètres de l’animation interne que je percevais ne correspondaient plus à ceux décrits par l’ostéopathie. A partir de ce constat, un nouveau concept thérapeutique émergea et prit le nom de « fasciathérapie » de par sa grande proximité avec le fascia et de par la nature de l’animation interne dénommée « mouvement interne ». Ce mouvement devint le maître d’œuvre de la force d’autorégulation du vivant qui anime la matière du corps. C’est une force de croissance incarnée (au sens de palpable dans le corps).
Evaluation qualitative du mouvement interne
Rappelons que la physiologie classique définit différents types de mouvements objectifs : mouvement majeur, mouvement automatique et mouvement réflexe, dont la particularité est d’être visible dans leur déplacement. Le mouvement interne, en revanche, de nature subjective, est invisible à l’œil nu puisqu’il se meut au cœur de la matière corporelle. Le témoin de cette animation interne plonge alors dans une atmosphère de lenteur tissulaire qui lui donne accès à une profondeur insoupçonnée.
J’ai, dans ma recherche doctorale[4], évalué l’impact des programmes d’enrichissement perceptif sur la transformation des représentations de l’adulte auprès de vingt-huit étudiants suivant la formation universitaire que je proposais à l’époque. Parmi les 600 pages de témoignages recueillis, le terme apparaissant le plus souvent était celui de mouvement interne.
A l’époque, je me suis donc trouvé devant un cas d’éthique, fallait-il mettre en exergue les témoignages insolites mentionnant le caractère magique de l’expérience du mouvement interne. Ou fallait-il au contraire mettre en sourdine ces données un peu trop extraordinaires ou pour le moins étonnantes pour la mentalité de mon directeur de recherche, très ancrée vers les sciences objectives. J’optais pour la seconde solution, soignant le discours de façon à rendre acceptable le contenu des témoignages que je présentais comme étant des « étrangetés perceptives ».[4] J’écrivais ainsi : « on voit se déployer la description d’un mouvement interne chez la plupart des participants, mais chacun d’eux pose un regard différent sur lui, rendant l’analyse du mouvement interne difficile. Nous avons alors orienté notre analyse sur des sensations et des états plus tangibles que sur les états perceptifs associés au mouvement interne qui nous semblent plus difficilement conceptualisables. ».
Vingt-sept étudiants mentionnaient de façon explicite la rencontre avec le mouvement interne qu’ils qualifiaient, de plus, comme étant l’expérience fondatrice la plus marquante de leur formation.
Dans une autre étude toujours en lien avec le mouvement interne, une enquête fut réalisée sous la forme d’un questionnaire auprès de quatre-vingt-onze de mes étudiants en formation universitaire. La population étudiée présentait une moyenne d’âge de 43 ans, avec une répartition de 69% de femmes et 31% d’hommes. J’ai revisité dernièrement le résultat de cette recherche qui, à l’époque, n’avait pas attiré mon intérêt et qui aujourd’hui revêt tout son sens dans la mesure où trois questions concernent directement le rapport au mouvement interne.
La première, « avez-vous déjà perçu un mouvement interne dans votre corps ? », donna lieu à un résultat très significatif puisque 95 % des personnes interrogées répondirent par l’affirmative. A la seconde, « quel est l’état qui accompagne la perception de ce mouvement interne ? », les participants étaient invités à se prononcer à partir d’un choix multiple allant du très agréable (60,4 %), agréable (28,6 %), neutre (4,4 %), désagréable (0%) au très désagréable (0 %). Les pourcentages manquants sont dus à une absence de réponse ou à plusieurs réponses. Et enfin, à la troisième question, « quel a été le temps nécessaire qu’il vous a fallu pour rencontrer le mouvement interne ? », la réponse donna lieu à un temps moyen de plus de deux années (2,32 ans).
Avec du recul, je trouve cette enquête très éclairante car elle montre d’abord que la rencontre avec le mouvement interne demande un temps d’appropriation relativement long. Cependant on constate que la grande majorité des étudiants, après un entrainement perceptif adéquat, dépassent les difficultés perceptives et parviennent à instaurer une proximité vivante avec le mouvement interne. De la même façon, on note que l’expérience est pour la plupart des participants vécue comme très agréable ou agréable.
Si la présence du mouvement interne n’a pas pu jusqu’à ce jour être mise en évidence par la preuve objective, en revanche, la recherche qualitative permet d’en rendre compte sur le mode de l’expérience.
[1] Still, A.T. (1998). Autobiographie (1897). (P. Tricot, trad.). France : Editions Sully.
[2] Sutherland, G. (2002). La coupe crânienne.
[3] Becker, R.E. (2000). L’immobilité de la vie : la philosophie ostéopathique de Rollin E. Becker, D.O. (P. Tricot, trad.)
[4] Bois. D. (2007). Le corps sensible et la transformation des représentations chez l’adulte. Thèse de doctorat, Université de Séville.