En réfléchissant à mes rendez-vous réguliers avec mes lecteurs à travers les « leçons sur le Sensible », je me suis interrogé : à partir de quand la dimension du Sensible est-elle apparue dans mon discours ? Je dois l’avouer, je ne savais pas d’emblée répondre à cette question. Je suis donc parti à la recherche de la genèse de cette thématique en revisitant mes écrits sur ce sujet. La première apparition du terme Sensible dans mes propos remonte au livre, le sensible et le mouvement rédigé en 2001 sous la forme d’un essai philosophique. Depuis, le concept du Sensible a fait l’objet de nombreux articles et recherches et plus spécialement le livre collectif Sujet sensible et le renouvellement du moi écrit en 2009.
Je n’ai pas l’intention ici de décrire le processus d’émergence du concept du Sensible, cependant, il me semble important de dégager quatre étapes essentielles dans la construction de ce concept. La première apparaît dans ma première leçon, à savoir, la dimension du Sensible sous l’angle d’une faculté perceptive capable de saisir les phénomènes subjectifs corporels. En d’autres termes, l’enrichissement perceptif sur le mode du Sensible permet l’accès à l’intériorité corporelle. La seconde qui fait l’objet de cette deuxième leçon est en lien avec la tonalité corporelle qui se donne dans l’expérience du Sensible. A ce stade de ma réflexion, on voit l’évolution d’un mode perceptif vers le vécu d’une expérience interne. La troisième étape concerne la dimension gnosique du Sensible, c’est-à-dire le mode et la nature de la connaissance qui se donnent au contact du corps Sensible. Enfin, la quatrième étape est en lien avec la dimension philosophique du Sensible qui pose la question de la potentialité de la nature humaine.
L’enseignement que l’on tire de ces quatre étapes est de l’ordre de la saisie de la subjectivité relative à une expérience humaine qui transcende la manière habituelle de vivre son corps et de mobiliser sa pensée. Ainsi, le thème de la subjectivité est omniprésent dans l’expérience du Sensible et permet une ouverture à des tonalités internes qui influencent la qualité de l’existence.
La rencontre avec le corps sur le mode du Sensible est rapportée par les participants de la recherche que j’ai menée dans ma thèse de doctorat comme une expérience unique, le plus souvent inédite. J’ai noté dans le témoignage des participants à la recherche, la présence d’un entrelacement permanent entre le retour au corps et le retour à soi, véritable acte de la restauration d’un dialogue avec le corps qui invite le sujet à s’entrevoir dans sa manière d’être à lui et au monde. Voilà le point de départ de ce que j’ai nommé la spirale processuelle du rapport au Sensible.
La spirale processuelle du rapport au Sensible
La spirale processuelle recouvre un vaste champ de perceptions, elle traduit un déploiement perceptif qui permet à la personne de vivre consciemment des tonalités corporelles nuancées qui deviennent le terreau fertile d’informations internes nourrissant autant le sentiment de soi que la vie réflexive. Le vécu du Sensible n’est pas flou, il apparaît au contraire de manière claire à la perception. La perception du Sensible devient alors, comme je l’ai mentionné dans la première leçon, une perception de soi corporéisée, donnant accès à de nouvelles tonalités internes que les participants de ma recherche ont explicité. J’ai ainsi dégagé plusieurs tonalités de perception de soi dans la relation au Sensible qui se déclinent selon une palette de manières d’être qui se retrouvent de façon constante chez tous ceux qui font l’expérience du Sensible. C’est en m’appuyant sur les témoignages de 28 participants à ma recherche doctorale que j’ai construit l’esquisse théorique de la spirale processuelle du rapport au Sensible et qui apporte une contribution à la compréhension des phénomènes internes mis à l’œuvre dans cette nature de relation à soi. Au fur et à mesure que la personne décrit son expérience vécue, elle accède à des vécus tangibles tels que la chaleur, la profondeur, la globalité, la présence à soi et le sentiment d’exister. Je souhaite à présent mettre en relief les cinq tonalités de base du Sensible et illustrer mes propos par certains témoignages extraits de ma recherche.
La tonalité de chaleur
Quand une personne décrit : « je perçois […] de la chaleur », que dit-elle précisément ? S’agit-il d’une chaleur thermique, classiquement admise, ou s’agit-il d’une chaleur évoquant une autre dimension. La chaleur peut être entrevue comme une sensation physique : « Je sens une douce chaleur interne, montant du ventre vers la poitrine. ». La chaleur est ici localisée dans ses contours et se déplace dans l’intériorité du corps. D’autres personnes décrivent la chaleur sous la forme d’une vague apaisante : « Cet apaisement est assuré par une vague de chaleur qui s’anime en vous, créant ainsi un sentiment de paix ». Enfin, la chaleur exprime parfois une qualité de présence à soi : « La chaleur de cette présence si intime si rassurante me donnait corps et matière pour nourrir et valider mon authenticité ».
La tonalité de profondeur
La tonalité de profondeur se donne à différents degrés. Elle est souvent associée à une sensation d’intimité, de lien avec quelque chose de plus grand ou de plus profond. « J’étais touchée au plus profond » traduit une sensation, une implication à soi, ou tout de soi est concerné. D’autres personnes décrivent la profondeur pour signifier une qualité de présence avec elles-mêmes, comme si elles décrivaient l’instauration d’un dialogue profond avec elles-mêmes : « J’ai découvert une nouvelle intimité : celle d’un dialogue profond avec moi-même ». Cette dimension est en lien avec un sentiment de retrouvailles avec une partie de soi la plus profonde, la plus essentielle lorsqu’elle est reliée au vécu du Sensible. Dans ce contexte, il est question de « fond de soi » renvoyant le plus souvent à une réalité profonde, à une évidence qui tombe sur le coup d’un vécu incontestable : « Je suis touché au fond de moi-même […] une sensation d’être entrée dans ma propre maison, de rentrer chez moi »,
La tonalité de globalité
La globalité est un trait d’union entre le monde des sensations qui se perçoivent sous la forme de chaleur, de profondeur et celui des manières d’être à soi dans une dimension signifiante. Je relève trois dimensions de la globalité : une dimension physique, une dimension somato-psychique et une dimension spatiale.
La globalité physique constitue le premier niveau d’unification ressenti par les personnes : « Je ne percevais mon corps jusque là que comme une enveloppe extérieure ». C’est en développant une plus grande écoute et en posant une attention plus fine sur les vécus du corps que la globalité physique s’offre à la perception : « Je perçois avec joie les parties de mon corps qui sont désormais davantage animés ».
La globalité corps esprit renvoie à un sentiment d’unification entre le corps et l’esprit. Au contact de cette globalité retrouvée, la personne perçoit qu’elle était auparavant séparée d’elle même, comme coupée en deux : « A cette époque, je ne ressentais pas mon corps ». Mais une fois vécu le sentiment de globalité, les propos se transforment : « J’ai pris conscience que mon corps à mon esprit s’unifiaient.»
La globalité spatiale concerne l’espace corporel : « Ma rencontre avec la méthode me fit très doucement contacter mon espace corporel », qui met en évidence les contours identitaires : « Vivre l’expérience de mes contours de l’intérieur m’a permis de me délimiter face à moi, au monde et aux gens. Je n’étais plus envahie. Je pouvais me situer dans un espace qui est mon corps ». Je relève également l’utilisation du terme volume : « Mon corps semblait être un volume » pour définir une autre forme de globalité spatiale : « J’ai senti mon épaisseur, mon volume intérieur qui s’étalait ».
La tonalité de présence à soi
Progressivement, au contact du Sensible, les personnes semblent apercevoir la vie sous un autre angle, plus profonde, plus réelle et semblent avoir levé une certaine ignorance qu’elles avaient par rapport à leur corps. Elles décrivent qu’elles ont accès à une nouvelle conscience du Sensible qui leur permet de développer une communication nouvelle avec elles-mêmes., témoignant ainsi de l’accès à une nouvelle source de connaissances. L’étape de la présence à soi signe le retour à soi qui se caractérise par un fort sentiment de plaisir, de bonheur : « Je découvre le plaisir d’être avec moi, en ma compagnie », et cela avec la force de l’évidence : « Il est clair que j’ai de plus en plus de plaisir à rentrer dans la découverte de moi-même ». La présence à soi est accompagnée d’une nouvelle façon de se percevoir : « J’ai la sensation très forte que je rentre de plus en plus dans ma vie ».
La tonalité du sentiment d’exister
A ce stade le plus identitaire, la personne accède à une conscience du Sensible et développe une communication entre son sentiment d’être à soi et son sentiment de présence aux autres. Elle commence à se positionner dans la vie : « Je commence à prendre ma place, je commence à me positionner vis-à-vis des autres ». On assiste au déploiement de son être, qu’elle valide désormais : « Je valide le fait que ‘je suis en quête de moi’, cela devient une évidence vécue » ; ou encore : « Je rentre dans ma propre validation de l’existence de ce monde du sensible, il fait partie de moi et de mon rapport au monde ».
Conclusion
La rencontre avec le corps Sensible participe à la formation de soi. Les tonalités qui se donnent dans cette expérience sont ancrées dans un champ charnel et vivant à la fois créant du même coup l’accès à de nouvelles manières d’être à soi et au monde. La spirale processuelle du rapport au Sensible, sous une forme symbolique, donne un nouvel éclairage à l’univers des sensations et des vécus corporels. Cela place la personne au centre d’elle-même en scellant son lien d’appartenance avec la nature sensible de l’homme.