Thèse téléchargeable sur le site : www.cerap.org : (p. 45 à 61, Université de Séville – 2007 )
LA QUESTION DU CORPS SENSIBLE COMME LIEU D’ACCES À UNE CONNAISSANCE
Les éléments de réflexion qui ont fait naître ma question de recherche : la relation au corps sensible a-t-elle un impact sur la transformation des représentations du sujet en formation ? viennent de trente années d’un parcours expérientiel et théorique de formateur, tourné vers le ressenti du corps comme pivot de l’accès à l’expérience. Dans ce parcours, l’interrogation sur la valeur de la vie n’a pas pu faire l’économie d’un retour à un monde intime, perceptif, subjectif, à un corps sensible qui peut et doit prendre sa place dans la pédagogie. C’est ainsi que j’ai constitué un certain volume de découvertes, tant de nature théorique (modèles, concepts) que de nature méthodologique et pratique, à partir desquelles s’est construite la compétence de somato-psychopédagogue. Dans cette pratique, le corps sensible est un partenaire indispensable dans la conquête d’une certaine connaissance ; c’est pourquoi le thème de la relation au corps figure en première place dans le titre de cette thèse. Pour autant, le lien que je postule entre relation au corps et émergence d’une connaissance susceptible de mettre en mouvement le champ représentationnel d’un sujet adulte, ne va pas de soi. Même si l’époque que nous traversons semble habitée d’un rapport au corps omniprésent, s’agit-il bien de la relation sensible au corps telle que nous l’entendons, c’est-à-dire naissant d’une intimité perceptive en amont des sens extéroceptifs et même proprioceptif, et porteuse d’une connaissance que nous estimons spécifique ?
Pour situer cette recherche, il me faut tout d’abord brosser un état des lieux de cette question dans son champ disciplinaire, à savoir les Sciences de l’éducation. J’élargirai ensuite ce cadre à certains courants philosophiques et psychothérapiques dans lesquels on peut trouver trace d’une réflexion qui semble constituer un cadre pertinent où situer ma question de recherche.
Le corps : État des lieux en sciences de l’éducation
Qu’il existe un lien entre corps et pensée, entre les sens et l’entendement, voilà une idée présente aux sources de la pédagogie moderne, quand Rousseau proclame par exemple : « C’est le temps d’apprendre à connaître les rapports sensibles que les choses ont avec nous. Comme tout ce qui entre dans l’entendement humain y vient par les sens, la première raison de l’homme est une raison sensitive ; c’est elle qui sert de base à la raison intellectuelle : nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. » (Rousseau, 1966, p. 56)
Au début du siècle dernier, W. Wundt proposait, dans ses programmes d’intervention, de rétablir la connexion entre processus corporels et processus de conscience : « connexion qui constitue la vie de l’être organique que nous sommes, comme ensemble unitaire de processus corporels et psychiques. » (Wundt, 1902, p. 345).
Et aujourd’hui, voilà qu’un tout récent numéro de la revue Pratiques de formation, revue internationale de l’université Paris 8, sur le thème Corps et formation, annonce comme dans un prolongement tout naturel de cette idée : « Le corps est devenu maintenant un objet de recherche d’actualité en sciences humaines. […] Le corps suscite aujourd’hui de nouvelles interrogations : quelle part prend-il dans les processus d’apprentissage formels et informels ? Qu’est-ce que signifie apprendre au niveau du corps ? Comment les expériences du corps participent-elles à la formation de soi ? » (Delory-Momberger, 2005a, p. 7)
Et pourtant, même si ces questions me paraissent d’un intérêt crucial pour la recherche comme pour les pratiques en éducation et en formation, force est de constater que la réalité du terrain de la recherche n’y répond pas par une prise en compte significative de cette « raison sensitive » dans l’acte de connaître. Ainsi J. Gaillard précise-t-il, à propos de l’éducation physique : « Après s’être essentiellement satisfait à leurs débuts de la reproduction de formes gestuelles, les pédagogies de l’éducation physique scolaire se sont orientées dans les années 1980 vers la prise en compte de l’activité et des opérations internes du sujet. Ce sont les modèles cognitivistes qui ont alors massivement pénétré les méthodes d’enseignement, ce qui eut pour effet de négliger la prise en compte de la sensorialité du sujet dans une activité technique. » (Gaillard, 2000, p. 10) De son côté, Dominicé ajoute : « La dissociation entre la pensée et le corps a été renforcée par la priorité cognitive donnée aux apprentissages formels du parcours scolaire ainsi qu’aux pratiques dominantes du courant de la médecine scientifique. » (Dominicé, 2005, p. 65)
Parallèlement, il semblerait que la recherche accompagne une certaine évolution de société qui valorise un corps plastique, mince et musclé, ne laissant rien déborder de ses excès de chair et d’émotions, un corps idéalisé et soumis à de fortes contraintes d’image. Ainsi, le corps que l’on voit apparaître aujourd’hui comme objet des recherches en éducation et en formation est-il majoritairement un corps social, source de déni, lieu de tabou ou expression d’une appartenance, tour à tour corps objet, corps étendue ou corps géométrique, limité dans l’espace et dans sa forme physique ; corps distant de soi, déprécié dans ses émanations, ou dompté pour correspondre à un idéal ; objet et fruit de représentations, soumis à l’ordre temporel du social, aux normes et valeurs, aux obligations et interdictions qu’il convoque.
À l’évidence, cette orientation de recherche laisse peu de place à l’exploration d’une autre dimension du corps, celle qui peut se révéler dans l’établissement d’une relation sensible et consciente avec lui : « De façon paradoxale, l’homme occidental au fil de sa vie quotidienne dit implicitement sa volonté de ne pas ressentir son corps, de l’oublier autant que possible. » (Le Breton, 2005, p. 127) Et même si la dimension corporelle est sollicitée dans l’éducation physique selon l’adage « un esprit sain dans un corps sain », on note le plus souvent que le savoir expérientiel passant par la médiation du corps n’est pas pris en compte dans la recherche ni dans les institutions éducatives, dépossédant du même coup le sujet d’une part de sa subjectivité.
C. Delory-Momberger, dans son analyse sémantique du terme « corps » en langue allemande, offre une distinction porteuse de sens pour notre propos. La langue allemande dispose en effet de deux substantifs différents pour désigner le corps : Leib et Körper. « Dans l’idée du Leib, apparaît ce qui touche à l’intimité corporelle, dans ce qu’elle a de vital, de sensoriel et d’affectif. Nous retrouvons dans l’étymologie souche commune, existant dès le Moyen haut-allemand entre Leib et Leben (Vie), l’idée d’un flux vital propre à tous les êtres vivants, animant le corps inerte. […] Le deuxième mot est Körper et il désigne le Leib socialisé, c’est-à-dire éduqué. » (Delory-Momberger, 2005b, p. 13)
Cette double terminologie invite à reconnaître dans le corps deux aspects bien distincts : organe vital, sensoriel et affectif, lieu d’expression de vie d’une part ; et corps éduqué, inscrit dans le tissu social et dans l’ordre établi d’autre part. Or, si l’on explore la littérature consacrée au corps dans le champ de la formation à travers le prisme de cette distinction, force est de constater que le Körper y est bien davantage représenté que le Leib. C’est d’ailleurs un bilan sans appel de la place du corps sensible dans la recherche en formation que dresse E. Berger, au terme d’une revue assez poussée de la littérature de ces quarante dernières années dans le champ des Sciences de l’éducation en France : « La dimension sensible du corps, considérée comme le rapport à la résonance corporelle de toute expérience, n’a pas encore été formalisée dans la recherche en formation. » (Berger, 2005, p. 51). Un constat que faisait déjà R. Barbier : « Bien qu’on ait beaucoup parlé du ‘corps’ en sciences sociales, ces dernières années, peu de choses ont été écrites sur la question du corps sensible. Les questions ont surtout porté sur la fonction corporelle dans la société ou sur le corps pulsionnel à travers la fantasmatique que nous avons. » (Barbier, 1994, p. 116)
Ce dernier est l’un des rares auteurs à avoir abordé, de front et pour elle-même, la question du sensible en sciences humaines, n’hésitant pas à définir ainsi, le principe de sensibilité en sciences de l’homme et de la société : « La sensibilité est ce qui fait sens par tous les sens’. […] Les sens en question ici sont, avant tout, les cinq sens de la neurophysiologie classique : le goût, le toucher, la vue, l’ouïe, l’odorat. Il s’agit bien d’un retour au corps comme fondement de la vie personnelle et sociale. » (Ibid., p. 115)
Il introduit ensuite la notion d’écoute sensible pour appréhender la totalité complexe de la personne : « L’écoute sensible s’étaye sur la totalité complexe de la personne : l’écoute sensible. [Avec cette précision en note de bas de page :] savoir s’il existe plus de cinq sens est une affaire d’évaluation et d’expérience intimes comme nous le laisse supposer ce que vivent ou ont vécu les membres d’une culture ‘autre’ ». (Barbier, 1997, p. 296)
Cependant, si cette conception donne ses lettres de noblesse à une approche sensible de soi, de l’autre et du monde, il reste à formaliser la place du corps dans cette approche sensible. La littérature disciplinaire s’appuie en effet, selon les auteurs, sur différents types de conception du sensible corporel : soit elle se réduit aux cinq sens extéroceptifs, soit elle prend en compte la présence d’un sixième sens – le sens proprioceptif, relié au mouvement – soit enfin elle est entrevue d’un point de vue phénoménologique, qui se réfère à la notion de « présence à soi » à travers la médiation du corps. Ainsi, J. Gaillard par exemple plaide-t-il pour une réhabilitation de la dimension sensorielle comme source de production de connaissance : « Les informations sensorielles deviennent source de connaissance ; la conscience qui s’en dégage est une conscience de soi engagé dans l’action ». (Gaillard, 2000a, p. 12) Il ajoute : « L’apprenant s’autorise à tourner le regard en lui, à se voir, se dire, se reconnaître déployant les différents gestes de la prise de conscience, sous la direction de l’attention qui induit une capture du sens et de la compréhension » (Gaillard, 2000b, p. 13)
Pour autant, si l’on élargit la perspective au-delà du strict champ des Sciences de l’éducation, il ne manque pas d’antécédents, en philosophie ou dans certains courants psychothérapeutiques, de tentatives d’exploration théorique et/ou pratique de la dimension corporelle sensible.
Les précurseurs dans l’exploration de la dimension sensible du corps
Les antécédents philosophiques : le point de vue adualiste de Spinoza et de Maine de Biran
Tentons tout d’abord d’inscrire notre exploration des différents statuts que peut prendre le corps dans un contexte philosophique. je serais tenté de dire, dans un mouvement de simplification extrême, que nos explorations interpellent le chercheur sur un axe que l’on pourrait définir à travers les positionnements marqués par Descartes et Spinoza respectivement. Certes, il faudrait nuancer les discours de chacun de ces deux philosophes quant à la question des rapports entre le corps et l’esprit. Mais nous en restons ici à la distinction classique entre un Descartes s’inscrivant dans un dualisme corps/esprit, distinguant radicalement le corps objet (res extensa) de l’esprit (res cogitans), et un Spinoza qui, à l’opposé, voit dans le corps et l’esprit deux attributs parallèles, deux manifestations d’une même substance.
Ainsi, B. Spinoza s’écarte de façon franche de la posture dualiste de R. Descartes et réhabilite le corps comme puissance participant à l’élaboration de l’esprit : « Si l’esprit humain n’était pas capable de penser, le corps serait inerte […]. Si, à l’inverse, le corps est inerte, l’esprit est en même temps incapable de penser, d’où suit que l’homme consiste en un esprit et en un corps et que le corps humain existe comme nous le sentons. » (Spinoza, 1954, p.151) Spinoza est l’un des premiers philosophes de l’époque moderne à promouvoir la faculté de sentir comme partenaire de la vie réflexive : « Je ne vois nullement pas pourquoi la faculté de vouloir doit être infinie plutôt que la faculté de sentir ; en effet, de même que nous pouvons, avec la même faculté de vouloir, affirmer une infinité de choses (l’autre après l’autre, car nous ne pouvons pas affirmer une infinité à la fois), de même aussi, avec la même faculté de sentir, nous pouvons sentir, autrement dit percevoir – une infinité de corps (l’un après l’autre, bien entendu). » (Ibid., p.137)
Plus tard, Maine de Biran (1766-1824), philosophe français, n’hésitera pas à avancer que « mon corps et moi ne faisons qu’un » (cité par Gouhier, 1970, p. 121). Dans l’analyse des liens entre ce corps « qui est mien » et le « moi pensant », il introduit la question du « rapport » comme source de production de connaissances. Il préconise une analyse de la vie intérieure dans ce qu’elle a de plus intime, de plus mystérieux et de plus inexprimé. Nous sommes là en présence d’une philosophie du toucher, le toucher étant envisagé ici aussi bien comme révélation de mon rapport au monde que comme toucher intérieur actif : « Je me sens et me connais moi cause ou force agissante, sans me voir à la manière d’un objet, et cette connaissance intérieure, subjective, est la première, la plus évidente, que je peux avoir. Je me sens et me connais ainsi, non pas seulement parce qu’on me touche du dehors, mais parce que je me touche moi-même intérieurement. » (Maine de Biran, cité par Devarieux, 2004, p. 239)
Chez Maine de Biran, le rapport se traduit par un fait renfermant un référentiel d’expériences, ce dernier se construisant chez le sujet qui perçoit ou qui sent un ensemble de données internes dans la sphère de son intériorité. Aucun savoir n’est ici à rechercher, la constatation d’un fait vécu et corporéisé suffit. Cette nature de relation nous renvoie à une présence au corps qui, selon le philosophe, est nécessaire à la pensée elle-même. « On ne peut conclure de là que le corps ne prend aucune part à l’intellection ou à l’acte quelconque de la pensée ; et s’il n’y prenait aucune part il n’y aurait point de moi, par suite point de pensée. » (Maine de Biran, cité par Tisserand, 1939, p. 128)
Dans le domaine de l’accompagnement du changement
En 1976, T. Hanna commença à publier aux USA la revue Somatics. Il réhabilitait ainsi la notion de « soma », retournant aux sources du philosophe grec Hésiode pour qui ce terme signifiait « corps vivant ». Les termes « soma » et « somatique » ont pris depuis ce temps, et sous l’influence d’autres philosophies, un tout autre sens. Le « soma » en est venu à être distingué de la « psyché ».
Hanna propose une définition nouvelle de la somatique, pris ici comme substantif : « C’est l’art et la science des processus d’interaction synergétique entre la conscience, le fonctionnement biologique et l’environnement. » (Hanna, 1989, p. 98) Par cet accent direct mis sur la qualité du vécu corporel du sujet, l’éducation somatique se distingue de presque toutes les sciences de la santé, voire même de la plupart des enseignements en danse et en musique. En effet, la formation des éducateurs somatiques inclut une expérience poussée de son propre vécu en mouvement et du vécu des autres.
Concrètement, dans une évolution des valeurs sociétales et personnelles où un nombre croissant de personnes recherche des façons plus agréables de vivre, l’éducation somatique vise à permettre un meilleur usage de soi dans la vie quotidienne. Il s’agit donc là d’un champ très vaste incluant diverses approches corporelles. Cependant, par sa forte dimension pédagogique, l’éducation somatique se distingue des thérapies psycho-corporelles qui s’appuient surtout sur le corps pour mettre en évidence et approcher les conflits psychiques, les émotions refoulées ou les relations inachevées. L’art et la science des éducateurs somatiques ne résident pas dans la pathologie et la symptomatique, qu’elles soient d’ordre physique ou psychologique, mais bien dans le processus d’apprentissage d’un corps capable de se ressentir et de s’organiser.
Le focusing, technique thérapeutique mise au point dans la filiation des philosophes phénoménologues et existentialistes par E.-T. Gendlin, psychologue humaniste et philosophe américain majeur, disciple de C. Rogers, vise à faire en sorte que le sujet soit en contact avec le ressenti de son expérience telle qu’il se présente dans l’immédiat, à l’aider à garder ce contact ainsi qu’à l’approfondir. Le focusing est un mot qu’il utilise pour traduire un processus de changement faisant appel au ressenti corporel : « Lorsque vous employez le focusing, vous découvrez que votre corps possède les solutions à un grand nombre de vos problèmes. » (Gendlin, 1984, p. 27)
B. Lamboy, docteur en psychologie et spécialiste des travaux de C. Rogers et de E.-T. Gendlin, précise les complémentarités entre leurs deux approches : « Deux axes pilotent l’approche expérientielle et processuelle de la thérapie centrée sur la personne (C. Rogers) et le focusing : la construction de la personne à partir de son lieu de référence interne et la confiance dans le changement inhérent à la nature humaine. » (Lamboy, 2003, p. 35). Ce qui fait autorité pour ces deux auteurs est la prise en compte de la personne qui passe par la « mise en avant de soi » dans une démarche singulière et individualisée. Cependant, si Rogers a privilégié l’aspect de la relation entre le thérapeute et son client, E.-T. Gendlin, de son côté, s’est profondément préoccupé de la relation que le client entretient avec lui-même à travers la médiation de l’expérience. Pour lui, la source du changement possible se trouve dans la capacité à se référer directement à des repères internes expérientiels – de l’ordre de l’expérience sensible immédiate. Il revient à E.-T. Gendlin d’avoir introduit la notion d’experiencing, qui signifie expérience concrète, immédiate, vécue par le sujet de manière plus ou moins consciente. Pour lui, ce que vit le sujet dans son appréciation organismique (my total organismic sensing) est plus digne d’intérêt que l’intellect. Il ne faut pas y voir une séparation entre l’intellect et la sensation ; au contraire, la sensation enrichit la pensée à différents niveaux, idée que Rogers a intégrée ensuite dans ses propres conceptions : « L’organisme humain est parcouru d’un flux d’experiencing auquel l’individu peut se référer à volonté pour découvrir la signification de ses expériences » (Rogers, cité par Lamboy, Ibid., p. 175). Le concept d’experiencing, emporte avec lui une qualité mouvante et processuelle.
Les travaux de E.-T. Gendlin constituent pour nous une mise en perspective théorique intéressant, par la qualité de sa recherche sur des thèmes tels que le caractère formateur de l’expérience, la dimension organique du processus de croissance individuelle, la capacité du corps à offrir du sens par l’intermédiaire des sensations qu’il donne à vivre, ou encore la notion de mouvement de la vie. Dans le contexte du focusing, le mouvement évoque « une dynamique d’organisation à travers tout ce que manifeste la personne. » (Lambloy, 2003, p. 309).
Dans la recherche sur les liens entre corps et conscience
Parce que l’être à éduquer est un être vivant, tout à la fois corps, intelligence et affectivité, il peut être intéressant d’intégrer les apports des recherches en neurophysiologie ou en neurobiologie dans notre compréhension des processus d’apprentissage, puisque ces derniers, de toute évidence, intègrent des interdépendances étroites entre facteurs neurobiologiques et activités cognitives. C’est en effet dans ce champ de recherche qu’apparaissent certains arguments en faveur d’une prise en compte du corps dans l’apprentissage, et notamment de la dimension sensible du corps ; même si la sensibilité évoquée ici (essentiellement extéroceptive ou proprioceptive) n’est pas celle que j’interrogerai dans cette recherche (davantage rapport subjectif conscient à la perception elle-même), reste que cette argumentation constitue un tremplin pour une recherche sur la dimension perceptive d’un accompagnement formateur.
Sans vouloir entrer dans les détails de ces recherches, car tel n’est pas notre propos central, il est deux auteurs contemporains qui méritent d’être mentionnés, tant pour leur renommée que pour la qualité et l’originalité de leurs travaux.
Le premier, le neurobiologiste F. Varela, défend l’idée d’une « cognition incarnée » : « Par le mot incarné, nous voulons souligner deux points : tout d’abord la cognition dépend des types d’expériences qui découlent du fait d’avoir un corps doté de diverses capacités sensorimotrices ; en second lieu, ces capacités individuelles sensorimotrices s’inscrivent elles-mêmes dans un contexte biologique, psychologique et culturel plus large. » (Varela, Thompson et Rosch, 1993, p. 236)
Le second, A. Damasio, introduit l’influence des marqueurs somatiques dans leur participation à l’activité cognitive et comportementale. « Il est inconcevable de comprendre comment fonctionnent les émotions et les sentiments si on oublie le corps. […] Lorsqu’un individu doit prendre une décision face à un événement nouveau, et donc faire un choix entre plusieurs options, il ne fait pas seulement une analyse purement rationnelle, il est aussi aidé par des ‘marqueurs somatiques’. » (Damasio, 2004, p. 35) Les marqueurs somatiques traduisent les impressions laissées dans l’organisme par l’histoire de vie et notamment les composantes affectives et émotionnelles et qui orientent toute prise de décision vers une option. « La conscience noyau est le fondement du soi. Elle consiste en la capacité de ressentir tout ce qui se passe dans l’organisme […] La conscience donne aussi la possibilité de se regarder agir. Mais elle n’existe que parce qu’elle vient d’un organisme vivant, avec un corps et un cerveau, capable de se représenter le corps. » (Ibid., p. 37)
Après ce rapide parcours théorique autour de la place du corps comme lieu d’accès à la connaissance, je constate au final deux choses : tout d’abord qu’effectivement certains auteurs ont décrit une dimension corporelle sensible comme entrant en jeu dans les processus de connaissance ; ensuite, et paradoxalement, que cette dimension n’a pas fait d’une formalisation explicite pour elle-même, ce qui laisse la place à une démarche de recherche réellement centrée sur cette problématique.
Pour clore cette première question de notre contextualisation théorique, je vais donc maintenant montrer en quoi la somato-psychopédagogie constitue un cadre de formalisation pertinent pour la dimension sensible du rapport au corps, dans le prolongement de la voie ouverte par la phénoménologie.
Vers une formalisation de la relation au corps sensible : de la phénoménologie à la somato-psychopédagogie
La phénoménologie : le dévoilement d’un corps sensible
La phénoménologie prend comme point de départ la relation établie entre « un moi » et « le monde » grâce à l’activité perceptive. Pour Husserl, père de la phénoménologie, cette relation passe par les « vécus de conscience », autre nom pour les phénomènes tels qu’il les conçoit. Mais cette conscience, pour Husserl, habite un corps, et c’est ce corps qui est la condition formelle de la perception ; la compréhension du monde extérieur passe donc par l’incarnation dans le corps. Le « Leib », traduit en français par les expressions « corps propre » ou « chair », ou encore « corps vivant », est pour Husserl d’abord présence et ouverture à l’être au monde, moyen de communication avec le monde.
Déjà Maine de Biran introduisait la notion de « corps propre » pour nommer ce corps lieu de notre expérience, média de notre être au monde : « L’homme n’est pour lui-même ni une âme, à part le corps vivant, ni un certain corps vivant, à part l’âme qui s’y unit sans s’y confondre. L’homme est le produit des deux, et le sentiment qu’il a de son existence n’est autre que celui de l’union ineffable des deux termes qui le constituent. » (Maine de Biran, 1995, p. 121)
Il faut donc entendre par « corps propre » le lieu où se joue une expérience intime qui convoque la perception corporelle. Autrement dit, le corps est ici lieu d’épanouissement de l’âme, lieu de significations qui nourrit l’acte intellectuel. Dans cette optique, il est impossible de poser le corps comme objet, de l’opposer à soi-même. Il est ancrage perceptif et moyen de relation avec le monde.
La relation au corps est donc une donnée fondamentale pour la phénoménologie. Mais si dans un premier temps le corps est d’abord réceptacle du monde, il apparaît aussi comme l’incarnation même d’une subjectivité, c’est-à-dire d’une conscience de soi comme sujet existant comme corps et se reconnaissant à travers ce corps. « Parmi les évidences qui constituent notre existence, l’une des plus fondamentales paraît bien être celle que le corps est notre corps, avec et dans lequel nous sommes nés, nous vivons et nous mourrons. » (Richir, 1993, p. 5)
Un des objectifs de M. Merleau-Ponty, continuateur de l’œuvre de Husserl, quand il rédige la Phénoménologie de la perception, « est de proposer une compréhension neuve de l’homme qui tienne compte de sa situation identitaire d’être incarné, présent à lui-même, au monde comme à autrui. » (Dauliach, 1998, p. 306) Le point de vue est donc ici radicalement différent des thèses dualistes qui font de l’être humain un individu partagé entre sa conscience et son corps. Jusque dans sa dernière œuvre, Le visible et l’invisible, M. Merleau-Ponty cherche à cerner, avec un sens remarquable de l’aperception, la richesse et en même temps le statut paradoxal du corps : « Nous disons donc que notre corps est un être à deux feuillets, d’un côté chose parmi les choses et, par ailleurs, celui qui les voit et les touche ; nous disons, parce que c’est évident, qu’il réunit en lui ces deux propriétés, et sa double appartenance à l’ordre de ‘l’objet’ et à l’ordre du ‘sujet’ nous dévoile entre les deux ordres des relations très inattendues » (Merleau-Ponty, 1964a, p. 178).
Cependant, si la phénoménologie brosse clairement le constat d’un corps source d’une subjectivité pure, elle semble néanmoins s’arrêter au bord de l’expérience même. En tant que praticien-chercheur, je questionnerai la nature pragmatique de l’expérience corporelle subjective concernée, les moyens d’y accéder et d’en tirer une connaissance. Comment l’homme établit-il un lien avec son propre corps ? Comment peut-il s’interroger sur le statut de son propre corps ? J.-L. Petit prévient : « Dorénavant, tout se joue dans le corps, sans doute, mais entre le corps propre, qui est le seul corps concret et réellement vécu et le corps machine qui est simplement représenté, que personne n’habite, la différence subsiste. » (Petit, 1994, p.19)
Ainsi, l’homme peut ne pas habiter son corps. Il peut être en quelque sorte un « présent-absent » à sa vie, dès lors qu’il a perdu le contact avec son vécu. Dès lors, s’interroger sur le corps comme lieu d’accès à une connaissance réclame de définir des conditions d’accès à l’expérience corporelle qui peut faire naître une telle connaissance. C’est ici que je situe le pas entre un « corps sujet » tel que décrit par Husserl et le « corps sensible » tel que je l’entrevois.
Corps objet, corps sujet, corps sensible
Accorder une place centrale à la sensibilité corporelle et à l’implication humaine dans le processus de connaissance, ouvre à de nouvelles perspectives d’existence. Réfléchir sur son vécu devient alors un geste à la fois corporel et mental, à partir duquel se dégage un sens : « Ce que j’éprouve définit déjà ce que je pense. »
Les cadres d’expérience pratique de la somato-psychopédagogie, que je présenterai plus loin, se révèlent extrêmement favorables à l’instauration d’un rapport inédit à la perception et en particulier à la perception du corps, nous donnant à voir, à éprouver, un corps dans différents statuts successifs. Le corps objet que le sujet le fréquente au quotidien laisse ainsi progressivement la place à un corps sujet, puis à un « corps sensible ».
J’ai pu ainsi répertorier toute une gamme de rapports au corps qui se déclinent, selon le niveau perceptif de l’observant, depuis « J’ai un corps », vers « Je vis mon corps », puis « J’habite mon corps » pour enfin aller vers : « Je suis mon corps. » (Bois, 2005)
Que signifie : « J’ai un corps » ? Cela représente le corps objet. Celui-ci est considéré comme une machine, utilitaire, un simple exécutant soumis à la commande volontaire de la personne. Dans ce cas de figure, le rapport au corps définit en réalité une absence de rapport car le « propriétaire » ne recrute à son égard aucun effort perceptif et ne sollicite envers lui qu’une attention de faible niveau.
En revanche, « Je vis mon corps » est déjà un corps ressenti qui nécessite un contact perceptif. Cependant, à ce stade, la perception est souvent réduite à un rapport avec les états physiques : tensions, détente, douleurs, plaisir, etc. C’est seulement lorsque « J’habite mon corps » que le corps devient sujet, lieu d’expression de soi à travers le ressenti, impliquant un acte de perception plus élaboré envers le corps.
Les différents statuts du corps selon les différents niveaux de vécu du corps.
- « J’ai un corps » : Corps utilitaire, corps machine, corps étendu
- « Je vis mon corps » : Corps ressenti (douleur, plaisir) nécessitant un contact perceptif
- « J’habite mon corps » : Corps prenant le statut de sujet, impliquant un acte de perception plus élaboré, le ressenti devenant lieu d’expression de soi à travers les perceptions internes
- « Je suis mon corps » : Corps faisant partie intégrante du processus réflexif de la personne à travers des tonalités qui livrent un fort sentiment d’existence
- « J’apprends de mon corps » : Corps sensible, caisse de résonance de l’expérience capable de recevoir l’expérience et de la renvoyer au sujet qui la vit
Cette classification s’accompagne d’une catégorisation des niveaux de perception associés, mettant en exergue la perception du sensible par rapport aux autres dimensions perceptives.
La relation au corps sensible en somato-psychopédagogie
M. Merleau-Ponty avait pour projet une nouvelle philosophie, qui se devait d’explorer le lien charnel entre le corps et le monde, le sensible du corps et le Sensible comme « membrure du monde » : « La notion essentielle pour une telle philosophie est celle de la chair, qui n’est pas le corps objectif, qui n’est pas non plus le corps pensé par l’âme (Descartes) comme sien, qui est le sensible au double sens de ce qu’on sent et ce qui sent. » (Ibid., p. 307)
Le sensible était pour lui donné par ce caractère double, « touchant-touché », « voyant-vu »…, un chiasme dont il cherchait à décrire l’essence. En même temps, il y voyait la source même de toute connaissance : « Le sentir qu’on sent, le voir que l’on voit, n’est pas pensée de voir ou de sentir, mais vision, sentir, expérience muette d’un sens muet. » (1964a, p. 298) Cependant, à le lire, on sent une philosophie du voir plutôt qu’une philosophie du toucher (Benoist, 2001, p. 38), une philosophie de la distance plutôt qu’une philosophie de l’expérience elle-même. M. Merleau-Ponty nous invite à nous « enfoncer dans le monde », à « pénétrer le silence », et c’est en respectant cette invitation que nous voudrions ajouter une dimension du sensible qui n’apparaît pas chez lui.
La relation au sensible, telle que je l’entrevois, est née d’un contact direct avec le corps. C’est à travers le toucher manuel que s’est élaborée la donnée d’un sensible incarné. Cette vision du sensible s’inspire de la phénoménologie, en ce qu’elle fait appel aux expériences subjectives qui émergent du champ de l’immédiateté, d’une phénoménologie considérée en tant que pratique, et élargie à une pratique du toucher ; l’appréhension du corps sensible ne prend sens pour un sujet que si ce dernier l’a vécu dans sa propre chair. C’est ce que souligne P. Vermersch, fondateur de l’entretien d’explicitation : « Les échanges avec Danis Bois et ses collaborateurs m’ont vite rendu évident que la seule façon de vouloir dialoguer avec eux était d’être sûr de comprendre ce qu’ils nommaient ‘mouvement interne’, ‘point d’appui’, ‘sensible’, pour cela je devais en faire l’expérience dans ma chair, à la première personne. J’ai donc vécu cette expérience du sensible, j’en ai été très touché, je l’ai trouvée pleine de saveur, et ne peut finalement qu’admirer la remarquable congruence de cette démarche originale. » (Vermersch, 2006, p. 14)
Ainsi, quand je parle de corps sensible ou, plus précisément, de l’expérience du sensible, je parle d’un « corps de l’expérience, du corps considéré comme étant la caisse de résonance de toute expérience, qu’elle soit perceptive, affective, cognitive ou imaginaire. Une caisse de résonance capable tout à la fois de recevoir l’expérience et de la renvoyer au sujet qui la vit, la lui rendant palpable et donc accessible ; capable aussi, par des voies dépassant les outils quotidiens de l’attention à soi, de dévoiler des facettes de l’expérience inapprochables par le retour purement réflexif : subtilités, nuances, états, significations, que l’on ne peut rejoindre que par un rapport perceptif intime avec cette subjectivité corporelle, et qui pourront ensuite nourrir les représentations de significations et de valeurs renouvelées. » (Berger, 2005, p. 52)
Dans cette expérience, le sujet rencontre différents degrés de malléabilité ou de densité intérieure, différents états et changements d’états, passages de la tension au relâchement, de l’agitation à l’apaisement, d’un sentiment à un autre… Le sensible n’apparaît plus ici comme étant le fruit de l’un des six sens objectivés, mais d’une sorte de « septième sens », se révélant dans l’expérience comme provenant, de manière uniformément répartie, de l’ensemble du matériau du corps. Faire l’expérience du sensible n’est plus percevoir le monde, ce n’est plus non plus percevoir son corps, c’est se percevoir percevant, dans une expérience que l’on peut sans doute rapprocher du chiasme de la chair dont parlait M. Merleau-Ponty. Car c’est un fait : l’expérience n’est pas ici seulement ‘vécue’ ; au-delà de ce qu’elle donne à ressentir, se livrent également son sens profond, la valeur qu’elle peut prendre pour la personne qui la vit. Le corps sensible devient alors, en lui-même, un lieu d’articulation entre perception et pensée, au sens où l’expérience sensible dévoile une signification qui peut être saisie en temps réel et intégrée ensuite aux schèmes d’accueil cognitifs existants, dans une éventuelle transformation de leurs contours.
Dans ce processus allant de la perception du sensible à la saisie du sens qui s’en dégage, on assiste à l’éclosion d’un moi qui dépasse le moi social ou psychologique, que j’ai appelé moi ressentant. Celui-ci nous intéresse plus particulièrement, parce qu’il est à la fois sujet connaissant et sujet ressentant. Il se distingue des autres moi en tant qu’il est un moi de rapport touchant les couches les plus profondes de l’intériorité de l’homme. Il touche à l’expérience personnelle, aux confidences corporelles.
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Tout au long de cette thèse, nous utiliserons la couleur bleue dans ses différentes nuances, pour caractériser tout ce qui concerne le sensible et la couleur grise pour tout ce qui concerne l’activité cognitive.