Le 20 octobre 2014, un public nombreux et passionné est venu écouter l’intervention du professeur Danis Bois invité par le « Laboratório do Imaginário Social e Educação (LISE) » de l’université fédérale de Rio De Janeiro[1] représenté à cette occasion par son actuelle vice-coordinatrice la professora Nyrma Azevedo, en partenariat avec l’association Brésilienne de fasciathérapie et d’éducation perceptive du mouvement[2]. Ce texte réalisé par Hélène Bourhis est un compte rendu et une synthèse de la conférence de Danis Bois sur le thème : « la contribution de la méthode Danis Bois dans l’éducation somatique»
Après une introduction du professeur Nyrma Azevedo, Armand Angibaud a présenté comment il a introduit la méthode Danis Bois au Brésil, puis Danis Bois a exposé les points de convergence, les spécificités et les complémentarités de la MDB avec les approches de l’éducation somatique.
Pour permettre au public de comprendre le positionnement scientifique de Danis Bois par rapport à l’éducation somatique, ce chercheur retrace tout d’abord son parcours professionnel. Il a traversé plusieurs paradigmes, le paradigme biomédical en tant que physiothérapeute et ostéopathe à partir duquel il a formulé la fasciathérapie, celui des sciences de l’art performatif où il a développé une nouvelle compréhension du mouvement entrevu sous l’angle de la subjectivité et de l’expressivité appliquée à la danse et au théâtre, le paradigme des sciences de l’éducation où il a développé une psychopédagogie de la perception. Aujourd’hui, son intérêt porte sur la philosophie et plus particulièrement la phénoménologie du Sensible.
À chacune des étapes de son parcours il remarque les disparités perceptives qui apparaissent chez les personnes sollicitées à témoigner de leur expérience corporelle au contact du toucher manuel, de la gestuelle intériorisée ou de la méditation introspective. Certaines personnes ont la capacité de témoigner facilement de leur ressenti corporel tandis que d’autres semblent avoir une « pauvreté perceptive ». Afin de comprendre ce phénomène il mène des recherches qualitatives sous la forme de questionnaires, d’entretiens et de récits de formation. Ces travaux sont réalisés dans le cadre universitaire du Centre d’études et de recherches appliquées à la psychopédagogie perceptive (CERAP) qu’il dirige à l’Université Fernando Pessoa de Porto et qui est affilié à un laboratoire de neurosciences[1].
Le questionnement premier de Danis Bois porte sur l’éducabilité de la perception et plus particulièrement la perception de soi, dont l’étude est peu présente dans la littérature scientifique contrairement aux études sur la perception appliquée à la saisie du monde et des objets. C’est donc sur cette base qu’il ouvre le débat autour de la question : Peut-on éduquer la perception de soi comme on éduque un rapport aux mathématiques par exemple ?
Pour répondre aux disparités perceptives observées, Danis Bois propose des tâches éducatives à médiation corporelle qui sollicitent fortement les ressources attentionnelles, les capacités à saisir les informations internes en temps réel de l’action et à donner une réponse immédiate adaptée afin de réguler les actions. Les dispositions perceptives dont il est question ont fait l’objet d’une recherche doctorale menée à l’université de Paris 8 (Bourhis 2012) mettant en lumière une forme d’intelligence sensorielle qui permet d’entrer en dialogue avec l’expérience interne vécue. Dans ce contexte, la perception devient synonyme de « s’apercevoir », donnant lieu à un « je me perçois pensant », « je me perçois sentant », et « je me perçois agissant ».
Sur cette base, Danis Bois propose de mettre l’accent sur les points de convergence entre la MDB et l’éducation somatique en de relever quelques points de spécificité de la MDB permettant de mettre en relief l’apport de la perception de soi corporéisée dans l’éducation somatique.
Les points de convergence entre la Méthode Danis Bois et l’éducation somatique
Danis Bois souligne que l’éducation somatique comme la MDB ne s’adresse pas en priorité aux pathologies, mais à la personne en tant que sujet de sa vie, une personne qui a les moyens de trouver la solution à ses problèmes.
Un second point de convergence concerne la place du corps dans ces méthodes. La MDB comme l’éducation somatique s’adresse à l’intelligence du corps, c’est pourquoi il est question dans ces deux pratiques, d’accompagnement à médiation corporelle.
Un autre point commun concerne un objectif important de l’accompagnement visant à permettre à une personne de devenir plus consciente de son corps en sollicitant la perception corporelle.
Enfin et surtout, Danis Bois relève que l’éducation somatique comme la MDB, fait du corps un lieu d’expérience à partir duquel la personne apprend à déployer des stratégies d’adaptation nouvelles.
Les points de spécificité de la MBD faisant de cette méthode une approche complémentaire de l’éducation somatique
Rappelant les propos de Christine Delory Monberger qui s’interroge sur la place du corps dans les processus d’apprentissage : « Quelle part prend le corps dans les processus d’apprentissage ? Qu’est ce que signifie apprendre au niveau du corps ? Comment les expériences du corps participent-elle à la formation de soi ? » Danis Bois souligne combien ces questions sont fondamentales pour l’éducation somatique comme pour la MDB dont les travaux contribuent à éclairer cette série de questions.
Le laboratoire du CERAP s’est donc intéressé à la perception et notamment à la perception corporelle. L’un des objets de recherche de ce laboratoire concerne l’étude des potentialités perceptives dans les processus d’apprentissage éducatif, soignant et existentiels. En réponse à la phrase de Spinoza : « Nul ne sait ce dont est capable le corps », Danis Bois prolonge cette pensée et y introduit l’idée que « nul ne sait ce dont la perception est capable ». Puis il précise le débat à travers l’interrogation : « de quelle perception parlons-nous ? ». Par exemple, chacun sait que son corps est bien le sien et non celui de quelqu’un d’autre. Il ne s’agit pas seulement de conscience, mais de la perception de soi. De la même façon chacun sait que sa pensée est la sienne et non celle de quelqu’un d’autre, chacun sait aussi que lorsque qu’il se souvient de quelque chose ce n’est pas le souvenir de quelqu’un d’autre mais c’est bien le sien. Danis Bois affine son argumentation en abordant la perception qui l’intéresse tout particulièrement, à savoir la perception de soi à travers le tact interne à partir duquel s’est déployé le modèle de la perception du sensible. L’étude de cette perception a donné lieu à la spirale processuelle du rapport au corps sensible (Bois, 2007) qui répertorie les étapes de découverte des différents contenus de vécus corporels (chaleur, profondeur, globalité, présence à soi, sentiment d’existence). Notre conférencier interpelle l’auditoire en sollicitant la réflexion sur le thème : quel est selon vous l’organe le plus pertinent capable de saisir ce qui se donne dans l’immédiateté de l’expérience ? Il donne lui même la réponse en précisant que la perception est la fonction spécialisée dans la saisie de l’immédiateté. L’immédiat traduit ce qui se donne sans délai et sans médiation réflexive.
Cette dimension perceptive et immédiate introduit la question suivante : « comment le sujet apprend de l’expérience immédiate ? » Ce domaine a été peu étudié dans les sciences de l’éducation, probablement sous l’influence de Bachelard pour qui le sens premier ne porte pas de connaissance, privilégiant de ce fait le retour réflexif comme source de connaissance scientifique. Apprendre de l’immédiateté, tel que cela est proposé dans le paradigme du sensible, révèle une discordance avec le point de vue de Bachelard. En effet, pour Danis Bois il est possible d’optimiser le rapport à l’immédiateté et d’améliorer la saisie du sens qui se donne en temps réel de l’expérience. Dans cette perspective, le sens se donne davantage qu’il ne se construit et c’est sur ce fond perceptif que se déploie l’apprentissage à médiation corporelle. Cette praxis s’inspire de la phénoménologie pour laquelle la perception n’est pas seulement dévolue à la saisie du phénomène, mais porteuse de connaissances qui se donnent avant tout jugement. Cette posture fait écho à la pensée de Merleau-Ponty : « La fonction essentielle de la perception est de fonder et d’inaugurer la connaissance. » ou encore : « Percevoir, dans le sens plein du mot, qui l’oppose à imaginer, ce n’est pas juger, c’est saisir un sens immanent au sensible avant tout jugement ».
La praxis phénoménologique de la MDB
Le CERAP étudie spécifiquement la place de la perception phénoménologique dans les situations d’apprentissage corporel et les tâches éducatives proposées dans la MDB s’inspirent de ce courant. Les mises en situation d’apprentissage proposées visent à permettre à une personne de capter, de saisir ce qui se passe en temps réel de l’action en entrant en résonance avec les tonalités internes vécues et conscientisées. Ici, il ne s’agit pas seulement pour la personne de percevoir le monde ou les choses situées à l’extérieur d’elle, mais de percevoir ce qu’elle vit à l’intérieur d’elle-même au cœur de sa chair dans l’instant présent. Le cogito « je pense donc je suis » de Descartes s’enrichit d’un « je sens donc je suis ». Dès lors, la perception ne consiste pas simplement à percevoir quelque chose, à sentir quelque chose, mais elle met en scène un sujet qui s’aperçoit, se ressent et s’éprouve. Finalement, la perception dans sa dimension active permet simultanément de saisir le monde et de l’incarner dans sa chair, mais plus encore, elle est un véritable toucher interne par lequel nous nous éprouvons nous mêmes. « C’est de cela dont il s’agit et c’est cela que nous essayons d’éduquer. Non pas percevoir, mais se percevoir, non pas sentir, mais se ressentir. Peut-on mieux se ressentir ? Peut-on mieux percevoir sa pensée ? voilà l’enjeu de notre approche et nous utilisons pour cela le vécu du corps » (D. Bois)
Pour parvenir à éduquer cette fonction perceptive, l’instrument pratique utilisé en premier est le toucher manuel de relation. Dans l’éducation somatique versus MDB, le toucher manuel permet à la personne touchée de se ressentir dans ses sensations. Les chercheurs du CERAP ont analysé les témoignages des personnes qui rapportent ce qu’elles vivent à l’intérieur de leur corps au contact du toucher. Ces travaux ont donné lieu dans la thèse de doctorat de Danis Bois à un modèle d’éducation perceptive appelé la spirale processuelle du rapport au corps sensible (Bois, 2007) qui a été abordée plus haut.
Le deuxième outil proposé par la MDB est une expressivité gestuelle basée sur la lenteur du mouvement qui permet à la personne de soigner la présence à son corps et par conséquent à elle-même. De nombreuses études scientifiques, notamment en neurophysiologie, montrent que dans le mouvement lent (en rampe), il existe une assistance proprioceptive durant tout le trajet du geste permettant de modifier à tout moment son orientation, ce qui n’est pas le cas pour le geste effectué à vitesse normale ou rapide (ballistique).
Dans la MDB l’apprentissage du geste prend appui sur cette assistance proprioceptive. Mais de plus, sur ce fond perceptif, la personne soigne la présence à son geste grâce au recrutement d’une attention profonde qui l’invite à rester présente à elle-même dans son action.
Ce qui intéresse la pédagogie de la MDB, c’est de focaliser l’attention de la personne sur ce qu’elle ressent durant le geste. Il y a donc un double regard qui se déploie, l’un vise le geste dans ses paramètres objectifs (vitesse, orientation, amplitude et cadence) et l’autre dans ses paramètres subjectifs. Si la personne réalise lentement son geste, elle peut se décrire à elle même le contenu de son mouvement en temps réel de l’action et développer ainsi une « pensée kinesthésique » qu’elle peut aussi verbaliser. C’est à partir de cette qualité de présence organique et sensible que se construit le processus éducatif. Danis Bois cite William James pour montrer l’importance de l’organicité sensible dans l’apprentissage qui met en scène l’expérience du corps : « Il m’apparaît évident que m’enlever toute la sensibilité de mon corps serait m’enlever toute la sensibilité de mon âme, avec tous mes sentiments, les tendres comme les énergiques, et me condamner à traîner une existence d’esprit pur qui ne ferait que penser et connaître » (1924, p. 505)
Dans un registre plus expérimental, Danis Bois relate une étude qu’il a menée sur 100 participants spécialistes du mouvement. Il leur était demandé de réaliser un mouvement de flexion puis un mouvement d’extension lente du tronc. Après avoir réalisé le geste trois fois, il fut demandé aux personnes de décrire ce qu’elles avaient conscientisé dans leur mouvement. Aucune ne mentionna la présence de composantes linéaires dans le geste circulaire qui est pourtant constitutive du geste. En effet, chaque mouvement circulaire (flexion, extension, inclinaisons latérales) du tronc est toujours associé à une ou plusieurs composantes linéaires. Prenons l’exemple de la flexion du tronc : le mouvement qui domine dans l’observation extérieure est l’enroulement du tronc vers l’avant. Toutefois, cette flexion ne serait pas possible sans les composantes linéaires de recul et de verticalité basse. On retrouve ce phénomène de contre-mouvement dans l’extension de la colonne vertébrale où le mouvement de circularité postérieure est associé aux composantes linéaires d’antériorité et de verticalité haute du tronc. Les mouvements d’inclinaison de la colonne vertébrale sont eux aussi associés à une composante linéaire de transversalité en sens inverse de l’inclinaison.
Ainsi, l’action éducative préconisée dans la MDB invite à entrer en relation de présence avec les composantes linéaires du geste (les implicites du geste) grâce à la lenteur ce permet à la personne d’expliciter les contenus cachés de son geste et d’enrichir la présence à elle-même. « En procédant ainsi, précise Danis Bois, la personne se rapproche d’elle même, elle se ressent plus fortement. Elle découvre un sentiment d’existence organique à partir duquel elle déploie une nouvelle façon d’exister pour elle même et pour autrui. ».
La MDB utilise un autre instrument qui est l’introspection sensorielle, une forme de méditation qui sollicite tous les sens et plus particulièrement le tact interne. Il s’agit là, comme le dit W. James de scruter « les eaux vives de la conscience » grâce à une description introspective ; « Plus je scrute mes états intérieurs, plus je me convaincs que les modifications organiques dont on veut faire les simples conséquences et expressions de nos affections, les passions ‘fortes’ en sont au contraire les tissus profond, l’essence réelle » (1924, p. 505). Simple à pratiquer, elle sollicite les organes des sens au sein d’un protocole qui dure 20 minutes.
Le dernier outil de la MDB est l’entretien verbal mené sur le mode de la « directivité informative », qui invite la personne à décrire ce qu’elle ressent pendant la séance ou tout de suite après. Le dialogue qui s’instaure entre le praticien et la personne crée un lien de réciprocité favorable à une réflexion vive, riche et féconde puisqu’elle est encore animée par la force vivante de l’expérience que la personne sensible vient de vivre.
[1] PUC-Rio Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro : http://www.puc-rio.br/index.html
En conclusion
En conclusion, Danis Bois souligne l’importance du rapport au corps comme source de connaissance et vecteur de la construction de soi. Les savoirs développés à travers l’éducation somatique sous toutes ses formes plaident pour une approche somato-sensorielle de l’accompagnement. Le mode opératoire d’accompagnement proposé par la MDB favorise la mise en sens de la subjectivité corporelle sur la base de l’expérience d’un vécu corporel particulier et inédit, le vécu du sensible. Dans cette perspective le sensible résulte d’un rapport conscientisé au présent qui convoque un éprouvé corporel ; celui ci se donne sous la forme d’une subjectivité incarnée, livrant un sens provisoire et non réfléchi qui évoluera avec le temps. Pour cela, il faut apprendre à la personne à entrer en relation avec l’immédiateté de son expérience corporelle. Les contenus de vécu corporels ne sont donc pas seulement des perceptions du corps, ils sont aussi porteurs de sens pour le sujet lui même, et porteurs d’un nouveau type de connaissance à partir duquel se déploie le mode opérationnel éducatif. Cela implique une éducation perceptive qui permet de rétablir le dialogue entre le psychisme et le corps. C’est là que réside très probablement l’apport le plus important de la MDB dans l’éducation somatique.
Enfin, avant de laisser la parole au public, et d’animer le riche débat qui a suivi, Clarice Nunes docteur en sciences humaines du PUC-RJ[1] membre de l’équipe pédagogique qui diffuse la méthode Danis Bois au Brésil aux côtés d’Armand Angibaud et Simone Nobre, a posé des questions essentielles sur le processus de la modifiabilité perceptivo-cognitive, sur la place de la psychopédagogie perceptive dans les institutions éducatives et la nécessité de créer des liens entre la théorie et la pratique.
Bibliographie
- Bois D., 2007. Le corps sensible et la transformation des représentations chez l’adulte : vers un accompagnement perceptivo cognitif à médiation du corps sensible, thèse de doctorat européen, université de Séville, sous la direction d’Antonio Morales et d’Isabel Lopes Gorriz.
- Bois D. & Austry D. (2007) Vers l’émergence du paradigme du sensible. Réciprocités N°1 pp. 6-22. (www.cerap.org)
- Bourhis H. (2012) Toucher manuel de relation sur le mode du Sensible et Intelligence sensorielle. Thèse de Doctorat dirigée par Jean Louis Le Grand, Université Paris VIII.
- James W. (1924), Précis de psychologie, Paris : Marcel Rivière
- Merleau-Ponty M., 1945. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.
- [1] PUC-Rio Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro : http://www.puc-rio.br/index.html
- [1] Universidade Fernando Pessoa : www.ufp.pt
- [1] Laboratório do Imaginário Social e Educação (LISE) http://www.ufrj.br/
- [2] Associação Brasileira de Fasciaterapia e Educação Perceptiva do Movimento http://www.fasciaterapiaepm.com/#!equipe/c1ft8