Fragments de réflexions sur l’émergence de la psychopédagogie de la perception et du sensible

Le lancement d’une discipline nouvelle, la psychopédagogie de la perception relève d’un processus évolutif issu de l’éducation somatique, ainsi que d’intuitions anciennes, de tâtonnements scientifiques et de données inédites qui se sont emmêlés de façon dynamique. La psychopédagogie de la perception n’a donc rien d’une génération spontanée. Son originalité repose sur une théorie qui s’est construite à partir de l’expérience des pratiques corporelles et des techniques du corps qui font intervenir la dimension du sensible.

Nos premières années de recherche dans le domaine de la psychopédagogie de la perception ont servi de support à la construction d’une vision théorique et méthodologique novatrice par rapport à la place accordée au corps dans les sciences de l’éducation. En accordant une place centrale à la sensibilité corporelle et à l’implication humaine dans le processus de connaissance. Notre démarche est née de la conviction que l’homme n’est pas seulement porteur d’une structure, mais qu’il est aussi dépositaire d’une potentialité perceptive.

Parmi les pédagogues célèbres, Rousseau est peut-être le seul avec Baden-Powell à accorder de la place à la formation sensorielle : « C’est le temps d’apprendre à connaître les rapports sensibles que les choses ont avec nous. Comme tout ce qui entre dans l’entendement humain y vient par les sens, la première raison de l’homme est une raison sensitive ; c’est elle qui sert de base à la raison intellectuelle : nos premier maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. » (Rousseau, 1966, p.122). Pour Rousseau, l’éducation corporelle facilite le contact permanent avec les choses. « Chez Jean Jacques, écrit Pestalozzi, l’éducation corporelle attache l’esprit aux choses, l’empêche d’errer, et crée une espèce d’intelligence corporelle. » (Burgener, 1973, p.16 à 23)

Qu’est devenue aujourd’hui cette intelligence corporelle dont parle Rousseau ? Le propos de J. Gaillard nous donne un indice : « Après s’être essentiellement satisfait à leurs débuts de la reproduction de formes gestuelles, les pédagogies de l’éducation physique scolaires, se sont orientées dans les années 1980 vers la prise en compte de l’activité et des opérations internes du sujet. Ce sont les modèles cognitivistes qui ont alors massivement pénétré les méthodes d’enseignement, ce qui a eu pour effet, de négliger la prise en compte de la sensorialité du sujet dans une activité technique. » (Gaillard, 2000, p. 65)

Grâce à la perspective phénoménologique, nous voyons poindre dans les sciences de l’éducation un intérêt pour la dimension sensorielle. J. Gaillard souligne que : « les informations sensorielles deviennent source de connaissance ; la conscience qui s’en dégage est une conscience de soi engagé dans l’action ». (Gaillard, 2000, p. 73)

Si les sens entrevus dans cette optique servent de base à la conscience de l’homme J. de Ajuriaguerra éclaire le sujet quand il ajoute la notion du « corps propre » : « En tant que corrélat du corps propre, la chose perçue n’est pas d’abord une signification par l’entendement, mais une structure accessible en inspection du corps et percevoir, c’est percevoir avec le corps. Aussi le corps est-il l’instrument général de ma compréhension, l’agent et même le sujet de ma perception. » (cité par Bullinger, 1997, p. 41 à 50)

La psychopédagogie de la perception s’applique essentiellement à la dynamique du développement personnel de l’apprenant adulte : c’est l’expérience du soi dans la présence totale à l’acte et la participation au jaillissement de l’instant : un retour à soi qui invite au dépassement de soi en s’appuyant sur la donnée perceptive corporéisée.

Nous vivons chaque jour dans la proximité d’expressions sensibles qui sont en nous et que nous ne percevons pas. Il ne s’agit pas là de l’inconscient tel que décrit par Freud, mais de la non-reconnaissance d’un potentiel perceptif présent en chacun de nous. Un potentiel physiologique qui dessine un homme plus grand, plus total, plus présent à ce qui le constitue.

Aller à la rencontre de ce potentiel, relève d’une démarche de recherche, de prospection vers le dedans des choses… de soi, pour découvrir ces  « imperceptions », celles qui sont trop petites pour être remarquées.

Lorsque l’on parle de perception, on peut distinguer plusieurs formes de perception selon les points de vue que l’on adopte. Dans un premier temps, on distingue la perception extéroceptive. Celle-ci se réfère aux cinq sens, l’odorat, le goût, le toucher, la vue et l’ouïe qui captent les informations provenant de l’extérieur. Suivant l’intérêt ou l’attention portés à ce qui est perçu, une simple sensation peut se transformer en une perception consciente. Ainsi, on passe de voir à observer, d’entendre à écouter.

Au début du XIXème siècle, un physiologiste britannique du nom de Sherrington (1900) découvre, grâce à ses recherches sur le système nerveux, la perception intéroceptive qu’il nomme proprioception. Celle-ci se distingue de la perception extéroceptive du fait qu’elle capte et véhicule des informations qui proviennent de l’intérieur du corps en mouvement. Ces informations parlent au cerveau grâce aux capteurs sensoriels répartis dans tous les muscles, tous les tendons, toutes les articulations et à l’intérieur de la peau. C’est la totalité de notre corps qui est concernée par ce flux sensoriel continu mais inconscient grâce auquel notre position, notre équilibre, notre tonus sont sans cesse adaptés. Ainsi, nous sommes informés en permanence, via le cerveau, du mouvement et de la position de notre corps dans l’espace.

La fonction proprioceptive participe également à la construction du schéma corporel, image interne dynamique du corps, dans lequel on retrouve la notion d’habiter un corps. C’est ainsi que l’on peut pousser l’idée jusqu’à dire que notre corps c’est nous, que lorsque le corps bouge c’est nous qui bougeons, et comprendre la pensée de Sherrington lorsqu’il définit la proprioception comme étant « l’ancrage organique fondamental de notre identité ».Ainsi le système proprioceptif, responsable de la sensation du mouvement constitue de ce fait la base et le moyen au travers duquel nous pouvons nous « ancrer dans notre identité ». En effet, c’est grâce à la fonction proprioceptive que nous pouvons sentir dans notre corps qui nous sommes et où nous sommes.

Une autre forme de perception concerne le « tact interne », terme d’Aristote repris par Maine de Biran (1766-1824). Il s’agit d’une capacité à réceptionner les tonalités internes qui naissent de la relation au corps. Ces tonalités emportent avec elles des significations préréflexives.

En développant la perspective que l’accueil sensoriel est l’acte initial de tout apprentissage corporel, nous abordons le rapport au monde et à soi. Nous devons rester dans une attitude d’accueil pour ressentir le corps. Grâce à un contact fertile avec soi, appuyé par la compréhension des expériences sensorielles, nous déplions une partie de nous même qui jusqu’alors se tenait recroquevillée dans une zone isolée de la conscience. Reconnaître son éprouvé invite à un apprentissage, à une compréhension identifiable.

 Bibliographie

Bullinger A., 1997, Ajuriaguerra, le corps comme relation, la sensorimotricité, Revue Suisse de psychologie

Burgener L., 1973, L’éducation corporelle selon Jean Jacques Rousseau et Pestalozzi,Paris, Vrin

Gaillard, J., 2000, Du sens des sensations dans les apprentissages corporels, Expliciter n° 34

Maine de Biran, 2000, De l’aperception immédiate, Œuvres complètes, T.IV, Paris, Vrin

Rousseau J.-J., 1966, Emile ou de l’éducation, Paris, Flammarion