Depuis le début des années 1980, en Europe et essentiellement en France, Danis Bois, initiateur de ce que nous rangerons sous le vocable des « théories et pratiques du Sensible » [1] œuvrait pour le développement d’une approche thérapeutique manuelle fondée sur un rapport perceptif au vivant à l’intérieur du corps ainsi que sur une relance, dans la personne accompagnée, des processus d’homéostasie. Au passage, laissons-le préciser ici ce qui doit être entendu lorsque nous utilisons dans cet ouvrage le substantif « Sensible » : « La dimension du Sensible telle que je la définis naît d’un contact direct, intime et conscient d’un sujet avec son corps. […] Lorsque j’aborde la dimension du Sensible, je l’inscris dans un rapport à certaines manifestations vivantes de l’intériorité du corps. Je ne parle plus alors de perception sensible, dévouée à la saisie du monde, mais de perception du Sensible, émergeant d’une relation de soi à soi. » (Bois, 2007, p. 14)
C’est sur le principe d’un enrichissement de ses potentialités perceptives que l’accompagnateur construisait alors sa relation à la personne accompagnée. Précisons que pour Danis Bois, toujours : « c’est à partir de cette expérience que se construit, chez le praticien, une nouvelle nature de rapport à soi, aux autres et au monde et la mise en lumière d’une nouvelle forme de connaissance. Ce rapport place la présence à soi au centre du processus d’accès à la connaissance et à l’apprentissage. » (Austry et Bois, 2007, p. 6)
Il n’est pas dans notre propos de présenter ici cette approche ou ses applications mais il nous semble cependant remarquable qu’une de ses caractéristiques était, au milieu des années 1980, de former les praticiens à entrer en relation de perception consciente avec ce qui se donnait à vivre, tant pour le praticien que pour la personne qu’il accompagnait, comme un mouvement interne (Bois, 2001 ; 2006), lent et savoureux, animant toutes les structures anatomiques du corps mais aussi la profondeur psychique de la personne[2]. De la relation avec cette force de vie, se déployait un geste soignant, certes d’une haute technicité, mais qui avait la propriété d’installer régulièrement la personne accompagnée dans une proximité totalement inédite avec elle-même. Plus surprenant encore, bien des patients témoignaient d’un processus de transformation à l’œuvre dans leur vie, résultat dépassant largement le projet initial de soulagement des douleurs physiques pour lequel ils venaient consulter. Face à ce constat, au début des années 1990, Danis Bois entama le développement d’une approche éducative aussi bien que soignante, incluant médiation manuelle, approche gestuelle et introspective, s’adressant tout à la fois aux dimensions somatique et psychique de la personne. C’est également à cette époque que Danis Bois a constitué autour de lui une équipe pluridisciplinaire, comportant thérapeutes, éducateurs, scientifiques et professionnels des arts performatifs[3]. C’est seulement en 1992, sous l’invitation des acteurs œuvrant dans le monde de l’accompagnement psychocorporel, qu’il viendra au Québec pour présenter ses travaux et initier un cursus de formation professionnelle. Les premiers praticiens formés se répartiront dans toute la province de Québec.
Durant les années 1990, à travers des formations données en Europe, Danis Bois et ses collaborateurs développent les concepts et pratiques permettant d’accompagner la personne dans un travail perceptif dédié à la relation à son propre corps et à son mouvement. La proximité à soi et au vivant dans soi s’avère donc éducable et dévoile une nouveauté de soi qui demande à s’exprimer sous forme d’impulsions d’action. C’est le travail gestuel qui propose à cette époque un cadre d’expérience dans lequel la personne développe son aptitude à exprimer ces nouveaux possibles. A la faveur de ces rendez-vous au cœur de soi, il se joue une confrontation entre cette perception nouvelle de la part ontologique de la personne et les parts conditionnées par son histoire. Le travail du praticien consiste alors à accompagner la personne en changement dans cette négociation avec elle-même.
S’ouvrir à la recherche pour investiguer les théories et pratiques du Sensible
Du côté des praticiens du Sensible, le début des années 2000 a vu Danis Bois et ses collaborateurs, issus pour la plupart des sciences de la santé ou encore des sciences dites « dures », investir le champ de la recherche universitaire en sciences de l’éducation. Ils sont ainsi passés du statut de praticiens réflexifs en prise constante sur une dynamique de création au statut de praticiens-chercheurs venant investiguer les processus à l’œuvre dans leurs pratiques d’accompagnement, à la lumière de la recherche qualitative principalement.
C’est dans cette perspective que s’est ouvert, en 2004, le premier programme de master en psychopédagogie perceptive, validé par le Ministère Portugais de la Science, de la Technologie et de l’Enseignement Supérieur. Ces années ont été marquées par le développement des cadres conceptuels et pratiques traitant des processus d’apprentissage, la dimension du corps sensible venant actualiser les acquis puisés dans le domaine de l’apprentissage expérientiel.
À cet égard, l’expérience de collaboration avec les collègues de l’UQAR, avec leurs pratiques pédagogiques et d’accompagnement, leurs choix paradigmatiques et théoriques, ainsi que leurs outils méthodologiques, a été d’un soutien non négligeable dans cette phase de développement d’un nouvel ancrage disciplinaire et institutionnel. Sur un plan très concret par exemple, la pratique du journal de recherche en place dans les programmes de l’Uqar a facilité son introduction dans l’enseignement et la conduite de la recherche en psychopédagogie perceptive, aux côtés d’autres méthodologies de recueil de données.
Au fil des années, la création de structures de recherche – le CERAP, du côté des praticiens-chercheurs du Sensible, le GRASPA du côté des psychosociologues de Rimouski– a permis de conduire des travaux venant documenter les pratiques, fournissant notamment des descriptions précises des expériences vécues par les praticiens ou par les personnes accompagnées à la faveur des outils pédagogiques mis au point par Danis Bois. Terminons ce parcours présentant l’établissement de la psychopédagogie perceptive au sein du paysage universitaire en tant que discipline émergente, par la mention de l’ouverture à l’UFP, en 2009, d’un cursus de doctorat intégré au troisième cycle en sciences sociales (spécialité « psychopédagogie »).
[1] Le Centre d’étude et de Recherche Appliquée en Psychopédagogie perceptive encadre l’effort de recherche men. sur les pratiques du Sensible. Dirigé par le Pr. Danis Bois, il est aujourd’hui intégré au Laboratoire de neurosciences et d’éducation spécialisée de l’Université Fernando Pessoa de Porto. La plupart des travaux menés sont consultables sur le site : www.cerap.org
[2] Le Groupe de Recherche en Approche Somato-Pédagogiques de l’Accompagnement, inscrit au sein du département de psychosociologie et travail social de l’Uqar, accueille les initiatives de recherche et de formation contribuant . l’étude des liens entre les théories et pratiques du Sensible et les approches psychosociologiques d’accompagnement du changement humain.
[3] Le lecteur désirant s’informer sur les théories et pratiques du Sensible pourra se référer aux sites suivants : http://www.fasciatherapie.fr/ pour ce qui a trait à la fasciathérapie
- http://cf3p.info/ pour ce qui concerne la pédagogie perceptive
- http://editions.pointdappui.fr/Editions/Accueil.html pour un ensemble d’ouvrages tout
- public ou plus spécialisés autour des théories et pratiques du Sensible
- http://www.cerap.org/ pour un panorama des travaux de recherche universitaire dans le domaine.
[4] Pour plus de précisions concernant le déploiement de l’expérience perceptive menant à la découverte du mouvement interne et aux diverses qualités de ce dernier, le lecteur pourra se reporter aux travaux menés sous la direction de Danis Bois, et en particulier : Humpich M., Lefloch G. (2009), . L’émergence du sujet sensible : itinéraire d’une rencontre au cœur de soi ; in Bois D., Josso M.-C., Humpich M. (orgs), Sujet sensible et renouvellement du moi : les apports de la fasciathérapie et de la somato-psychopédagogie, Paris : éditions point d’appui, pp. 73-103.
[5] Pour une vision panoramique de l’émergence des pratiques du Sensible, le lecteur pourra se référer à : Bois, D. (2009), . De la fasciathérapie . la somato-psychopédagogie : analyse biographique du processus d’émergence de nouvelles disciplines ., in Bois D., Josso M.-C., Humpich M. (orgs), Sujet sensible et renouvellement du moi : les apports de la fasciathérapie et de la somato-psychopédagogie, Paris : éditions point d’appui, pp. 47-72
(Extrait du livre : Danis Bois, Jean Philippe gauthier, Marc Humpich et Jeanne Marie Rugira (Dir.) (2013) Identité, Altérité, Réciprocités : articulation au coeur des actions d’accompagnement et de formation, Québec : Ibuntu.