La science et l’art (suite)

Nous avons choisi de soulever la question de la subjectivité dans l’art, ce domaine permet de mettre en exergue la subjectivité qui se glisse dans toute production objective et donne ainsi l’opportunité d’établir un lien entre objectivité et subjectivité. En effet, comme le précise R. Huyghe, l’art ne peut se réduire en théorie à un problème optique.

Ce sont les penseurs grecs qui ont cessé de considérer l’art comme une pratique habile d’artisan pour y voir une activité noble dans laquelle l’artiste peut projeter sa sensibilité propre. On acceptera l’idée que le réalisme n’est pas, pour l’artiste, le but de l’art. Il n’en est que la discipline, voire la contrainte. Cependant, une certaine population d’artistes tente de se situer dans un entre-deux inconfortable. Tel fut le drame de Degas ; celui-ci, en effet, n’a foi que dans le réel visible, mais le réel visible ne semble pas nourrir sa fibre sensible, son intériorité. Le réel visible, dont il a besoin, paradoxalement l’ennuie. Au nom de la science positive, qu’il y adhère ou qu’il la subisse, l’artiste se trouve écartelé entre deux exigences, comme le rapporte encore R. Huyghe : « celle de sa conscience qui lui interdit tout ce qui n’est pas la réalité positive, celle de son tempérament qui réclame des satisfactions d’ordre spirituelles. » (p. 90)

Comment résoudre cette contradiction ? D’un côté, la donnée objective rassure, d’un autre côté, l’artiste n’y voit parfois qu’un point de départ, voire même qu’un point d’évasion. Position qui rend manifestes la force confuse qui s’agite dans l’artiste, et l’angoisse qui surgit en lui quand il se retrouve divisé en deux hommes dont l’un se laisse agir tandis que l’autre juge l’œuvre qu’il est en train de produire. Y a-t-il un lieu de fusion possible entre le monde objectif, satisfaisant aux exigences de la pensée rationnelle, et le monde subjectif ? L’absence de la prise en compte de la sensibilité coïncide avec la mentalité élaborée par le monde gréco-romain — l’Occident classique considérant que l’homme a à saisir par les sens le monde extérieur et à l’organiser intérieurement par les idées enchaînées logiquement. Cette vision, certes commode, n’invite pas à s’ouvrir à sa propre intériorité sensible.

Néanmoins, l’art résiste, il est peut-être l’un des derniers bastions qui ne cède pas au nivellement des idées par les critères de l’objectivité scientifique. Il est un espace où la fibre humaine subjective peut légitimement et librement s’exprimer, tout simplement parce qu’on ne demande pas à l’art d’être scientifique. Si la science se réfugie dans ses règles, il est clair que l’art n’y a pas sa place. L’art pictural, par exemple, procède en partie d’un imaginaire et livre à voir une image symbolique. Ces deux langages, l’imaginaire et le symbolique, ne peuvent à l’évidence satisfaire aux exigences d’une science exacte.

Il y a pourtant eu dans l’histoire des tentatives de rapprochement de la science et de l’art ainsi que le montre R. Hyughe : « Science et impressionnisme, chacun dans son domaine, pourrait se résumer par la même formule : un ‘sensualisme rationnel’, tous deux pourchassant les adversaires sur lesquels s’était appuyé le romantisme : la fiction, l’imagination […] » (Huyghe, 1974, p. 13). Certes, la science peut voir dans l’impressionnisme une concrétude de formes géométriques, de perspectives… ; autant de données qu’elle peut quantifier. Mais l’art ne vaut que dans la mesure où il est création. S’il imite, s’il répète, s’il se borne à appliquer des règles ou des recettes, il n’est qu’illusion ou dérision. L’art, échappant à un déterminisme, est aussi de ce fait liberté. Ce qui est sublime dans l’art est l’activité spirituelle qui permet d’aller au-delà de ce qui appartient à la connaissance rationnelle. L’artiste ne peut être un homme ordinaire, dans la mesure où sa production relève d’un lieu de lui-même qui n’est pas disponible à une conduite naturaliste. C’est en tout cas ce que prétend D. Ikeda quand il confie : « Chaque fois que je contemple des peintures qui sont pour moi remarquables, qu’il s’agisse de paysages, de personnages, de natures mortes, une profonde émotion m’étreint en découvrant la force étonnante d’observation que les peintres possèdent et dont — nous, hommes ordinaires — sommes dépourvus : en effet, elle les amène bien au-delà de ce qui est simplement visible. » (R. Huyghe, D. Ikeda, 1980, p. 228)

Nous en arrivons à une interrogation de fond : si la science ne peut demander des justifications scientifiques à l’art, ne peut-elle pas en revanche apprendre des postures d’observation de l’artiste ? Car avec lui, percevoir un objet c’est accéder à un « au-delà de l’apparence ». Aussi n’est-ce pas la technique ou l’esthétisme qui se dégagent d’une œuvre que la science doit analyser, mais bien le pouvoir pénétrant des yeux de l’artiste, à même de saisir l’objet sans être asservi à son apparence. N’y a-t-il pas dans cette conduite quelques indices précieux qui peuvent permettre à la science d’accéder à une « réalité parallèle » ? L’art ne peut-il pas nous aider à prendre conscience qu’il n’existe pas une seule réalité, mais bien deux, dès lors que l’on fait appel à l’intériorité enracinée dans le corps ? Entre ces deux réalités fondamentales qui le divisent, l’homme a constitué l’art, que R. Huyghe appelle justement la « tierce réalité ».

Comme nous l’avons exprimé il apparaît clairement que l’art émane du monde intérieur qui seul semble pouvoir ressentir ou créer la « qualité » dont parlait P. Brook. Il convient ici de s’extraire d’une définition de la qualité en tant qu’appréciation esthétique ou en tant que mesure quantifiable. Il s’agit plutôt d’un rapport personnel qui relève surtout de l’expérience intérieure et corporelle.

La force de la recherche de l’artiste est dans son expérience empirique, sa perception vécue des phénomènes, permettant la formulation de questionnements qui autrement resteraient insoupçonnés de la raison théorique. C. Haigneré, astronaute, témoigne d’un fait similaire : « Il y a des interrogations que l’on formule différemment après avoir la perception vécue d’une situation, de celles qu’on avait pu formuler sur le plan théorique antérieurement. » (Leao, Note 171) En réalité, un certain courant scientifique manifeste un intérêt pour la relation à l’art. Mais, comme le soulève H. Laborit, l’un des pionniers de la recherche interdisciplinaire, « Les obstacles à franchir reviennent en grande partie à la mentalité des experts : chaque spécialiste ignorant du domaine exploré par l’autre, son champ de conscience complètement envahi par le sien, considère que ce qu’il sait constitue la part la plus essentielle du problème étudié. » (Léao, Note 173) Avec de tels propos, H. Laborit soulève la question de la part subjective à laquelle tout chercheur est confronté, y compris les partisans d’une science « pure et dure ».

La grille qui servirait d’assise à la scène d’observation est encore à penser. Doit-on procéder à la manière de Kant, qui valide l’expérience comme point de départ de l’acquisition des connaissances, mais pour qui la raison seule possède les facultés et conditions requises pour analyser le phénomène entrevu ? Doit-on suivre Spinoza, qui déclare que tout homme sait par expérience ce qui est vrai… mais après avoir mûrement réfléchi ? Ou faut-il, comme le préconise Husserl, opérer un retour « aux choses mêmes » par une rupture de la relation familière avec le monde, ou en d’autres termes changer de regard, « rapprendre à voir le monde »? Maine de Biran ne donne-t-il pas une piste de recherche quand il fait part de sa préoccupation : « Pour concevoir, il faut donc que l’esprit, s’aidant de quelque signe, se tourne aussi vers le corps d’une manière quelconque » (Maine de Biran Tisserand, 1939, p. 128) Nous sommes conscient qu’une telle conversion de la mentalité scientifique invite à l’ouverture de l’esprit, à une réactualisation de ce propos de Bergson : « La pensée est mouvante. Ne prétendons pas rétrécir la réalité à la mesure de nos idées. C’est à nos idées de se modeler, agrandies sur la réalité. » (Bergson, 1990, p. 235-236)

Si nous utilisons cet abord pour définir la recherche impliquée, cette dernière peut être entendue, sur le plan épistémologique, comme recouvrant toutes les démarches sollicitant l’expression du sujet sur sa propre expérience. D’un point de vue phénoménologique cette fois, le chercheur est celui qui tente de promouvoir la subjectivité pure comme argument scientifique.