Aujourd’hui, je consacre une grande partie de mon temps à la réhabilitation du corps dans sa dimension sensible. Cette recherche passionnante a donné lieu à l’émergence de nouvelles disciplines, la somato-psychopédagogie, la psychopédagogie perceptive, qui ont largement fait l’objet de travaux universitaires, de communications et de publications. Cependant, si un grand nombre de concepts et pratiques liés à ces disciplines émergentes ont trouvé un ancrage scientifique, d’autres concepts demandent à être davantage cernés et parmi eux, on compte le concept du mouvement interne.
Aborder de façon frontale, l’expérience du mouvement serpentant dans l’intériorité d’un corps, c’est prendre le risque de la controverse de la part des personnes non averties. Notamment lorsqu’aucune théorie scientifique, n’est en mesure d’expliquer la présence d’un mouvement interne qui anime la chair. Cependant, la philosophie donne des pistes prometteuses de compréhension offrant un terreau dans lequel il est encore possible de semer des graines aventurières et audacieuses.
Habituellement, la notion de mouvement est assimilée à un déplacement objectif dans l’espace mis en jeu par tout un substratum anatomique, physiologique et fonctionnel bien connu. Si la physiologie et la neurophysiologie du déplacement objectif dans l’espace sont des phénomènes largement étudiés sur le plan scientifique, l’expérience subjective du mouvement l’a beaucoup moins été car elle implique la notion de conscience perceptive sans laquelle la saisie de la texture invisible par le biais de la sensation corporelle n’est pas permise. Je me suis bien sûr intéressé aux structures et fonctions du corps en mouvement dans leur dimension à la fois objective et subjective, donnant lieu à la création de la biomécanique sensorielle et de la gymnastique sensorielle.
La gymnastique sensorielle aborde le palpable (la forme extérieure, objective du mouvement) et l’impalpable (le vécu, le ressenti, l’intériorité du geste) qui recrute les ressources de l’être profond rassemblées dans un acte total de présence à soi. Dans ce contexte, le terme sentir désigne une sorte de vue intérieure par laquelle l’individu perçoit ce qui se passe en lui même. La perception dont il est question dans cette pratique gestuelle est dévouée aux phénomènes subjectifs qui se donnent dans la mouvement objectif. Cela implique de s’élever au dessus d’un mode de perception habituel.
Mais le mouvement que je souhaite aborder concerne si j’ose dire, une profondeur plus profonde. Il s’agit du mouvement interne qui se meut dans la chair de l’homme et que j’ai déjà abordé sous l’angle de l’ostéopathie fonctionnelle et de la fasciathérapie, dans un autre article de ce site.
J’hésite toujours à exprimer les circonstances de ma première rencontre avec le mouvement interne. Cette expérience s’est donnée un certain soir de ma vie en 1979 alors que je faisais mes premiers pas dans la découverte de la méditation que je pratiquais de façon autodidacte. Mon intérêt pour la méditation était récent et n’était pas tourné vers une démarche spirituelle. Je méditais parce que je pensais qu’il me fallait développer ma perception pour optimiser mon toucher manuel crânien ostéopathique. En effet les sensations perçues sous la main lorsque l’on touche un crâne vivant sont très subtiles et requièrent une capacité à percevoir les manifestations internes et subjectives. J’adhérais bien sûr pour l’avoir expérimentée à l’idée que la vie se manifeste sous la forme d’un mouvement interne et invisible à l’œil nu, mais je souhaitais approfondir l’exploration de cette animation interne qui se donnait sous la main alors même que la structure anatomique restait totalement immobile. Le fait était là, je ne pouvais pas le contester, il y avait bien un principe de force qui animait le tissu dont l’origine dépassait mon entendement.
Je m’imposais une pratique méditative quotidienne. Elle consistait à m’isoler après ma journée de travail dans une pièce tranquille de ma maison, à fermer les yeux pendant une heure dans une posture immobile, assise ou allongée, et à observer toutes les manifestations intérieures corporelles, psychiques et émotionnelles qui se donnaient à ma conscience. Je traversais durant ces méditations des moments d’ennui quand je ne sentais rien de nouveau ou d’anxiété quand je rencontrais des phénomènes inconnus. Mais à d’autres moments je vivais des instants de félicité, de tranquillité et de calme. J’oscillais ainsi entre ces deux états antagonistes que je ne parvenais pas à contrôler.
Puis un soir, soudainement, de façon foudroyante, en tout cas c’est ainsi que je l’ai vécu à ce moment là, tout mon corps fut animé par un mouvement interne qui concernait chacune de mes cellules. Jamais je n’avais vécu cette sensation si intense et si vraie. Ce fut dans ma vie une expérience fondatrice d’autant que cette animation interne se prolongea dans le temps avec plus ou moins d’intensité jusqu’à devenir permanente quand je faisais l’effort de poser mon attention dans l’intériorité de mon corps.
À la suite de cet événement, je me suis naturellement intéressé à la spiritualité. Je pensais à l’époque que la réponse au questionnement que cette expérience suscitait en moi, ne pouvait se trouver dans une démarche scientifique. Je partis donc à la conquête du graal à la recherche d’une réponse qui pourrait éclairer mon expérience de cette animation interne. J’étais loin de penser que cette initiative me ferait rencontrer de nombreuses péripéties initiatiques. C’est l’époque de mes rencontres avec les grands maitres spirituels de l’Inde et les plus grandes figures du bouddhisme dans les montagnes Himalayennes. Cela correspondait à une période mystique pour moi qui dura une dizaine d’année. En effet, il m’a fallu du temps pour envisager que la rencontre avec la spiritualité n’apportait pas de réponse sérieuse à ma quête, ne reconnaissant pas dans l’enseignement reçu, une équivalence avec mes expériences intérieures du mouvement. Il était question d’autres choses, de chakras, d’énergies de toutes sortes, de corps subtils, de vies antérieures, d’éternité et de manières de vivre pour atteindre le nirvana.
Progressivement, je pris conscience que le monde spirituel était figé, fermé chez la plupart des Maitres que je rencontrais, même si parmi eux, certains m’avaient profondément touché par la qualité de leur présence et par leur sagesse qui paradoxalement me semblait presque inhumaine. C’est finalement, la mentalité des disciples et fidèles de tous bords, que je voyais convertie en une pensée unique et dogmatique qui finit par me convaincre de quitter ce milieu de façon définitive.
De mon passage dans l’univers de la spiritualité je retenais la découverte de Sri Aurobindo que je n’ai hélas jamais rencontré. En 1994, date à laquelle je me suis rendu dans son ashram à Pondichéry et découvrais l’œuvre de ce philosophe, poète et écrivain indien. Selon lui, il fallait davantage incarner la spiritualité dans le corps : un yoga qui ne serait pas essentiellement tourné vers le haut, mais aussi vers le bas. Il mit en évidence une nouvelle énergie descendante, un principe de force qui pénétrait dans la matière. Aurobindo attribuait à la matière une conscience qu’il appela la supra conscience, capable selon lui d’entrer en relation avec la réalité fondamentale qu’il décrivait de la manière suivante : cette force possède des mouvements dans mon corps, possède une masse, des intensités variables. On dirait le déplacement d’une substance vivante[1]. Ce philosophe mentionnait à propos de ce phénomène son caractère non exceptionnel, s’agissant d’une normalité pas encore conquise. Aurobindo proposait pour obtenir la conversion de la matière en conscience de travailler dans son propre corps et de découvrir le principe de conscience qui ouvre le pouvoir de transformer la matière.
Concernant les enjeux autour de la substance et du mouvement, je trouvais que Bergson se rapprochait le plus de ce j’appelais dans les années 80, la dynamique vitale. (1984). Parmi tous les philosophes, Bergson avec Aurobindo est probablement celui qui m’apportait le plus d’éclairage sur la présence d’un principe actif animant la matière, avec l’élan vital comme source de vie et comme force qui traverse la matière. Cette référence allait dans le sens d’une puissance créatrice qui se donne sous la forme d’une poussée interne portant la vie dans une direction donnée et selon un processus évolutif vers l’ouverture spirituelle. Bergson introduit aussi dans sa philosophie la Durée, qui me semblait en phase avec ma recherche de la subjectivité, car elle désigne d’une part, la valeur subjective de l’expérience intérieure relevant de l’élan vital, réalité unique et universelle, et d’autre part, la succession ininterrompue de changements au cœur de la matière dans un geste de conscience capable de saisir la subjectivité pure en coïncidence avec la pure intuition immédiate. « À chaque moment de notre vie intérieure correspond un moment de notre corps et de toute la matière environnante qui lui serait simultanée. Cette matière semble alors participer de notre durée consciente » (Bergson, 1968, p. 56)[2]. En rentrant en elle-même et en sondant sa propre profondeur, Bergson prône pour une conscience qui s’engage au cœur de la matière et de la vie « La matière et la vie qui remplissent le monde sont aussi bien en nous ; les forces qui travaillent en toute chose, nous les sentons en nous » (Ibid., p137).
[1] Satprem : Sri Aurobindo ou l’aventure de la conscience
[2] Bergson H. 1968, Durée et simultanéité, Paris : PUF